Il fut des hommes pour qui penser, c’était bâtir pierre par pierre les cathédrales invisibles de l’âme. Parmi eux, Benedetto Croce, figure tutélaire de l’Italie intellectuelle du début du XXe siècle, n’a pas simplement observé le monde : il en a sondé les soubassements. Dans son œuvre maîtresse, Esthétique, il ne livre pas une simple théorie de l’art, mais une plongée dans le tout premier frisson de la conscience humaine. Pour lui, la racine de toute vie de l’esprit se nomme « intuition-expression ».
Ce concept – aussi limpide que redoutablement subtil – est pour Croce le premier acte de la pensée. L’intuition n’est pas une rêverie vague, mais un geste intérieur, par lequel l’esprit façonne le chaos sensoriel, lui imprime une forme. Ce façonnement n’est pas encore raisonnement, mais il est déjà langage : dès qu’une sensation prend forme, elle s’exprime. L’image mentale, le mot balbutié, la note de musique intérieure – tous ces surgissements sont des expressions car ils sont, en même temps, des intuitions. Il n’y a donc pas de distance entre penser et dire : l’un et l’autre naissent jumeaux, confondus dans un même élan de mise en forme du monde.
Croce s’oppose à toute conception de l’art qui le réserve à un domaine à part, ou à une caste d’êtres exceptionnels. Il récuse le génie comme entité abstraite et mystérieuse. L’artiste n’est pas un alchimiste du néant, mais un homme qui ressent plus profondément, qui perçoit plus nettement. Ce qu’il crée est fait du même tissu que nos pensées quotidiennes, mais ce tissu y est tissé plus densément. L’art n’est qu’une intuition – mais une intuition d’une clarté cristalline. Ce n’est donc pas la nature de l’intuition qui différencie l’artiste du commun, mais sa puissance, sa précision, sa persévérance.
Le chant premier de l’humanité
L’intuition-expression n’est pas qu’un mécanisme esthétique : elle est la première flamme de toute conscience humaine. Elle précède la raison comme l’aube précède le jour. Elle est cette matrice originelle où naît la connaissance intuitive, cette connaissance du singulier, du particulier, du fragile ici et maintenant. Par elle, un enfant nomme ce qu’il voit, un amant murmure ce qu’il sent, un peuple trace sa mémoire sur les parois des cavernes.
Cette connaissance intuitive est fondatrice : elle ne s’oppose pas à la science ni à la logique – elle les rend possibles. Car la logique, l’universel, le conceptuel, tous s’appuient sur une base première qui leur donne chair. Même l’idée la plus abstraite fut un jour une image, une perception, un pressentiment. La logique elle-même, pour pouvoir s’exprimer, doit emprunter les voies de l’intuition : elle doit parler. Et parler, c’est déjà donner forme, c’est déjà sculpter le silence.
Toute expression humaine, du murmure à la fresque, est déjà intuition : elle précède la pensée discursive sans jamais lui être étrangère.
Croce va jusqu’à dire que la philosophie de l’art n’est pas un supplément – elle est le socle. On ne bâtit pas une science de l’homme sans avoir compris le premier souffle de son esprit, ce moment où il donne forme à ce qu’il sent. La philosophie ne peut pas venir après l’esthétique, comme un juge rendant un verdict sur les œuvres humaines ; elle doit commencer par elle, car elle est ce qui rend toute autre connaissance pensable. L’art, dans cette perspective, n’est pas un luxe de civilisations – il est la langue maternelle de l’humanité. Non pas un supplément d’âme, mais son acte de naissance.
Ce que Croce énonce dans un siècle secoué par les armes et les idéologies est peut-être, plus que jamais, une leçon de résistance. À une époque où l’homme risque de se noyer dans les systèmes et les algorithmes, il rappelle que toute architecture de pensée repose sur une chose aussi fragile qu’irréductible : la capacité à ressentir et à formuler ce ressenti. Une esquisse, un vers, un soupir – et voilà le monde qui recommence.
Dans les cendres de Naples, l’esprit forge son chant
Benedetto Croce n’écrivit jamais depuis les hauteurs d’une tour d’ivoire. Son œuvre, enracinée dans les convulsions de l’Italie moderne, est celle d’un homme blessé par l’histoire mais résolu à la dompter par l’esprit. Né en 1866 à Pescasseroli, orphelin de père et de mère dès l’adolescence après un séisme meurtrier à Casamicciola, il fut plongé très tôt dans l’expérience du tragique. C’est dans cette douleur fondatrice qu’il façonna une pensée tournée vers la compréhension intuitive du monde, loin des systèmes mécaniques et des abstractions froides. Philosophe, historien, critique d’art, il devint une figure centrale de l’idéalisme italien, aux côtés de Giovanni Gentile, avec qui il entretiendra bientôt une rupture profonde, notamment sur la question du fascisme. Car Croce, hostile à toute forme de totalitarisme, incarna une philosophie de la liberté, de l’expression vivante, ancrée dans l’histoire des individus. Dans Esthétique (1902), puis dans La Logique (1909), il jette les bases d’une philosophie de l’esprit qui fait de l’intuition non une faiblesse, mais la première manifestation de la conscience créatrice. L’intuition-expression devient alors, non pas un moment passager, mais la pulsation même de l’acte humain dans sa forme la plus originelle.
Les architectes contre les poètes : querelle des formes premières
La thèse de Croce, érigeant l’intuition en fondement de la connaissance, n’a pas manqué de susciter la réprobation des défenseurs de la logique formelle. Dans l’Europe philosophique du tournant du siècle, dominée par le néokantisme et le positivisme, nombreux étaient ceux qui voyaient dans l’intuition une notion confuse, pré-scientifique, voire suspecte. Les tenants d’une épistémologie rigoureuse, comme le Cercle de Vienne, jugeaient l’expression artistique trop subjective pour constituer un socle de vérité. Rudolf Carnap ou Moritz Schlick, par exemple, estimaient que seul le langage scientifique, purifié de ses ambiguïtés émotionnelles, pouvait prétendre à l’universalité. En France, le débat s’ouvrit également entre les partisans de la clarté cartésienne et ceux d’une pensée plus symbolique. Henri Bergson, cependant, s’approcha par un autre chemin de conclusions similaires à celles de Croce : l’intuition, pour lui, est un mode de connaissance directe, vivante, de l’élan vital. Mais là où Bergson exaltait l’élan intérieur et l’expérience immédiate du temps, Croce restait fidèle à une exigence de forme et de construction. La querelle entre les « architectes » et les « poètes », entre ceux qui veulent bâtir des édifices logiques et ceux qui veulent laisser chanter les images de l’âme, traverse tout le XXe siècle et au-delà.
Quand l’image devient code : mutations contemporaines de l’intuition
Au XXIe siècle, le débat entre intuition et logique prend une tournure nouvelle, nourrie par les révolutions numériques et les mutations du langage. Dans un monde saturé d’images, de symboles visuels, d’algorithmes interprétant nos moindres gestes, l’intuition semble à la fois omniprésente et menacée. Des penseurs contemporains comme Byung-Chul Han, dans La disparition des rituels, dénoncent la perte de profondeur dans nos formes d’expression modernes, trop immédiates, trop « lisses ». L’intuition, jadis liée à la lenteur, à la maturation intérieure, est aujourd’hui précipitée dans le flux perpétuel des réseaux. D’autres, comme George Steiner dans Grammaires de la création, affirment que l’acte poétique, même affaibli, reste l’ultime refuge d’une conscience humaine libre et imaginative. La pensée de Croce trouve aussi un écho inattendu dans certaines analyses du langage en intelligence artificielle, où l’on redécouvre que toute forme de parole – même générée – suppose une intuition de structure, un pressentiment de sens. Là où les machines traitent l’expression comme un calcul, Croce nous rappelle qu’elle est d’abord un élan, une respiration de l’esprit. Loin d’être dépassée, sa pensée revient aujourd’hui comme un appel à ne pas abandonner la source vive de notre humanité : la capacité d’exprimer ce que l’on n’a pas encore pensé.