Les mondes que nous portons

Et si les fictions ordinaires n’étaient pas des échappatoires, mais les clés secrètes de nos métamorphoses ?

Les mondes que nous portons

Et si les fictions ordinaires n’étaient pas des échappatoires, mais les clés secrètes de nos métamorphoses ?

Il existe, dans chaque repli de l’existence humaine, une légende qui ne dit pas son nom. Un conte qui se murmure sans décor, sans projecteurs, sans majuscule. Ce ne sont ni les épopées des peuples ni les tragédies des grandes scènes, mais des narrations minuscules, vivantes, entêtées, qui irriguent notre quotidien à notre insu. Ce sont les fictions ordinaires.

Nancy Murzili, philosophe et professeure de littérature, nous invite à reconsidérer le rôle de ces fictions sans faste. Dans son ouvrage Changer la vie par nos fictions ordinaires, elle défend une idée simple et subversive : nos vies sont guidées, transformées, et parfois sauvées par les récits que nous tissons chaque jour – dans l’intimité de notre pensée, dans nos jeux d’enfant, dans les conversations légères comme dans les solitudes peuplées.

Selon Murzili, nous ne sommes pas de simples consommateurs passifs de récits venus d’ailleurs. Nous en sommes les artisans. En permanence, nous inventons, échafaudons, rêvons, performons. Les légendes urbaines que l’on colporte à la nuit tombée, les jeux où l’on devient pirate ou princesse, la magie improvisée, les dialogues avec les morts – tout cela compose un entrelacs de récits qui nous tient debout, qui nous relie, qui nous répare.

Ces fictions n’ont rien d’inoffensif. Elles ne sont pas des fuites, mais des frictions. Des appels à l’action, des tremplins vers le changement. Elles esquissent des versions idéalisées de nous-mêmes, des miroirs portatifs dans lesquels nous entrevoyons ce que nous pourrions devenir. Et cette image-là, aussi floue soit-elle, nous pousse à bouger, à apprendre, à nous affirmer. Le rêve précède le pas.

Quand Nancy Murzili évoque les lectures de tarot qu’elle pratiquait avec sa mère, ce n’est pas pour rappeler quelque superstition douce. Elle y voit l’illustration poignante du pouvoir performatif de la fiction. Chaque carte tirée, chaque récit interprété, agit comme une impulsion, une permission de reconfigurer le réel. Les histoires que l’on se raconte peuvent nous faire bifurquer, oser, aimer autrement. Elles ne prédisent rien ; elles réveillent des possibles.

Et c’est là que le politique surgit. Car dans un monde saturé de normes, d’obligations, de récits verrouillés, imaginer d’autres mondes devient un acte de résistance. Les fictions ordinaires – parce qu’elles sont mobiles, bricolées, intimes – permettent de déjouer les déterminismes. L’enfant qui joue à la maîtresse n’est pas dupe, mais il goûte, à sa mesure, au poids doux-amer de l’autorité et à la joie de la transmission. Il explore, en le mimant, un autre lui-même. Il élargit son champ d’être.

La fiction agit là où le réel fatigue. Elle brise les cadres sans les nier, les contourne sans les fuir. Elle est une manière d’habiter le monde autrement, de le réenchanter sans s’aveugler. Loin d’être un luxe, elle devient une nécessité – vitale, urgente. Car face aux crises qui éreintent notre siècle – effondrement écologique, fragmentation sociale, solitude de masse – il nous faut des récits nouveaux. Des récits modestes mais puissants. Des récits qui ne cherchent pas à dominer, mais à relier. À ravauder l’humain.

Les fictions ordinaires sont des forces invisibles qui façonnent nos gestes, nos décisions et nos élans. Elles ne fuient pas le réel, elles l’engendrent autrement.

Nancy Murzili affirme alors une vérité à la fois douce et radicale : il nous faut renouveler nos fictions pour survivre. Repenser les mondes que nous portons, non pas pour fuir le monde tel qu’il est, mais pour continuer à croire qu’un autre peut advenir. C’est peut-être cela, la dernière utopie possible.

Les sentiers de papier de Nancy Murzili

Formée à la croisée des lettres et de la philosophie, Nancy Murzili appartient à cette lignée discrète de penseuses qui arpentent les marges du savoir académique pour y repérer les braises vivantes de l’imaginaire. Professeure de littérature comparée, elle enseigne à l’Université de Montpellier où elle explore les entrelacs entre fiction, narration de soi et engagement. Son ouvrage Changer la vie par nos fictions ordinaires s’inscrit dans une constellation plus large de recherches sur la performativité de la narration. Dans la filiation de Paul Ricoeur, elle interroge non pas la vérité mais l’effet du récit, son pouvoir de recomposition du réel. Dans une époque saturée d’informations et d’images, elle choisit la discrétion du détail : les jeux d’enfants, les pratiques divinatoires, les gestes du quotidien. Chez elle, l’ordinaire devient politique, et la fiction n’est plus l’antonyme du réel, mais son ferment.


Quand l’imaginaire fait débat

La revendication du pouvoir des fictions ordinaires ne va pas sans résistances. Depuis Platon, l’imaginaire est soupçonné d’être illusion, écart, tromperie : dans La République, il chasse les poètes de la cité idéale, les accusant de détourner les citoyens de la vérité. Plus tard, les penseurs du rationalisme comme Descartes, et même des sociologues comme Bourdieu, se sont méfiés de l’imaginaire, y voyant le terrain des représentations sociales dominantes, souvent intériorisées au détriment de l’émancipation. Dans cette tradition, ce que l’on se raconte sur soi-même relève plus du conditionnement que de la libération. Les fictions ordinaires seraient alors les chaînes invisibles d’un pouvoir qui se déguise en récit. Murzili renverse cette perspective : loin de nous enfermer, ces récits nous offrent des lignes de fuite. Mais ses détracteurs rétorquent que cette foi dans le récit comme levier de transformation risque de sous-estimer les déterminismes structurels et les rapports de pouvoir réels. L’imaginaire ne suffit pas toujours à changer le monde – mais peut-il au moins changer notre regard ?


Des mondes qui se cherchent encore

Le débat que Murzili ravive trouve un écho chez d’autres voix contemporaines qui réhabilitent l’imaginaire comme outil de survie et de projection. Baptiste Morizot, dans Manières d’être vivant, ou Vinciane Despret dans Habiter en oiseau, défendent aussi une conception narrative du monde, où le fait de raconter – l’animal, la forêt, le vivant – est déjà une manière de cohabiter autrement avec lui. Hartmut Rosa, avec sa Société de l’accélération, voit dans les récits qui ralentissent et relient un antidote à l’aliénation contemporaine. Même en économie, des voix comme celles de Kate Raworth proposent des « fictions économiques » alternatives pour réenchanter les politiques publiques. La fiction, loin d’être un simple divertissement, devient le laboratoire de futurs désirables. Le monde contemporain semble redécouvrir ce que Murzili a mis en lumière : dans chaque petit récit sommeille une bifurcation possible. Encore faut-il vouloir l’écouter.

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