Un sexe, un seul : l’obsession occidentale de la binarité

Comment la « volonté de savoir » a-t-elle façonné les normes sexuelles de la modernité occidentale ?

Un sexe, un seul : l’obsession occidentale de la binarité

Comment la « volonté de savoir » a-t-elle façonné les normes sexuelles de la modernité occidentale ?

Dès les premières pages de son Histoire de la sexualité, Michel Foucault nous plonge dans l’histoire complexe d’une obsession occidentale : la recherche d’un "vrai sexe". Cette quête ne relève pas d’un simple exercice scientifique ou médical ; elle traduit une dynamique politique et sociale plus large, celle d’une "volonté de savoir". Ce concept, au cœur de la modernité occidentale, se caractérise par un désir insatiable d’identification, d’analyse et de normalisation. Ainsi, vouloir savoir, c’est vouloir nommer et classer. C’est refuser l’ambiguïté, bannir l’inexprimé et, surtout, imposer des normes.

Foucault montre comment, à partir du XIXᵉ siècle, cette volonté de savoir aboutit à la constitution d’un discours scientifique, médical et juridique sur l’identité sexuelle. Ce discours, loin de simplement décrire une réalité naturelle, produit une vérité : celle de la binarité masculin-féminin. Les sexuations multiples, reconnues et tolérées dans les sociétés antiques, médiévales et même archaïques, sont dès lors refoulées. À l’époque médiévale, par exemple, l’existence des « hermaphrodites » ne suscitait pas le même besoin de classification rigide. Mais avec l’avènement de la modernité, une nouvelle loi s’impose : « à chacun, un sexe et un seul ». Cette norme, produit historique et culturel, témoigne du projet occidental de distinguer le normal de l’anormal, le permis de l’interdit.

OeuvresThématique et année de publication
Histoire de la sexualité, tome 1 : La volonté de savoirLa sexualité et le pouvoir, 1976
Surveiller et punirHistoire des systèmes de contrôle, 1975
Les mots et les chosesArchéologie des sciences humaines, 1966
Naissance de la cliniqueÉpistémologie médicale, 1963

Des discours binaires à une pensée plurielle

Foucault n’est pas seul à dénoncer la tyrannie de la binarité. Dans le sillage de ses analyses, des penseurs comme Judith Butler et Anne Fausto-Sterling approfondissent cette critique en élargissant le champ de réflexion. Butler, figure majeure des études féministes, refuse la distinction conventionnelle entre sexe biologique et genre socialement construit. Selon elle, le sexe lui-même n’est pas une donnée naturelle : il est une construction discursive. La binarité masculin/féminin, loin d’être universelle, est le produit d’un cadre historique spécifique.

Dans cette perspective, Anne Fausto-Sterling propose une alternative radicale. Dans son célèbre essai publié en 1993, Les cinq sexes, elle interroge l’insuffisance des catégories traditionnelles pour rendre compte de la diversité humaine. Pourquoi limiter les identités sexuelles à deux sexes, alors que les données biologiques montrent une infinité de variations ? En lieu et place de cette polarité, Sterling envisage un continuum, où les identités sexuelles s’inscrivent dans une multiplicité fluide et complexe. Cette approche offre une place légitime aux individus intersexes, souvent invisibilisés par les discours médico-psychologiques dominants.

Le XIXᵉ siècle marque un tournant historique : en imposant la binarité masculin-féminin, les sociétés occidentales créent une norme qui efface les multiplicités pour mieux contrôler les comportements.

Les thèses de Butler et Fausto-Sterling convergent pour révéler la nature historique et culturelle des normes sexuelles. Elles montrent que la binarité n’est pas une vérité universelle, mais une convention située dans un contexte précis : celui de l’Occident moderne. Leur travail, prolongement des analyses foucaldiennes, souligne que la quête du « vrai sexe » est avant tout un outil de pouvoir, destiné à organiser et à contrôler la société.

Foucault, dans sa lucidité implacable, conclut son exploration par une question provocante : « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? » À travers cette interrogation, il pointe l’entêtement des sociétés occidentales à privilégier l’ordre au détriment de la complexité. L’histoire de la sexualité devient ainsi l’histoire d’une lutte pour maintenir la diversité face à une obsession de la norme.

Les méandres d’une pensée en quête de liberté

Michel Foucault, né en 1926 à Poitiers, a traversé le XXᵉ siècle en explorant les arcanes du pouvoir et de la connaissance. Formé à l’École normale supérieure, il s’imprègne des enseignements de philosophes tels que Jean Hyppolite et Louis Althusser. Ses premières œuvres, comme Histoire de la folie à l’âge classique (1961), interrogent les notions de normalité et de marginalité. Avec Surveiller et punir (1975), il analyse les mécanismes disciplinaires façonnant les sociétés modernes. Son engagement au Collège de France, où il occupe la chaire d’Histoire des systèmes de pensée, témoigne de sa volonté de déconstruire les discours établis. C’est dans ce cadre qu’il entreprend son Histoire de la sexualité, projet monumental visant à dévoiler comment les sociétés occidentales ont construit et normé les discours sur le sexe.

Les échos discordants du débat philosophique

La thèse foucaldienne de la construction sociale du sexe a suscité de vives réactions. Des penseurs comme Nancy Chodorow et Catherine MacKinnon ont critiqué l’idée que le sexe puisse être entièrement dissocié du biologique, arguant que cela pourrait minimiser les réalités matérielles de l’oppression des femmes. D’autres, tels que Camille Paglia, ont défendu une vision plus essentialiste, affirmant que certaines différences sexuelles sont ancrées dans la nature humaine et ne peuvent être entièrement expliquées par des constructions sociales. Ces débats reflètent la complexité de la question et la diversité des perspectives philosophiques sur la relation entre nature et culture.

Les métamorphoses contemporaines du discours sur le sexe et le genre

Le débat sur la construction sociale du sexe et du genre a évolué, intégrant des perspectives intersectionnelles et postcoloniales. Des penseurs comme bell hooks et Kimberlé Crenshaw ont souligné l’importance de considérer les intersections entre genre, race et classe dans l’analyse des oppressions. Par ailleurs, des chercheurs contemporains explorent la fluidité du genre et remettent en question les catégories binaires, s’inspirant des travaux de Judith Butler et d’autres théoriciens queer. Cette évolution témoigne d’une reconnaissance accrue de la diversité des expériences humaines et d’une remise en question continue des normes établies.

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