Quand les rivières parlent et les montagnes répondent

Quand les rivières parlent et les montagnes répondent

Comment la magie peut-elle raviver notre lien perdu avec le monde non-humain, à travers une transformation de la perception ?

Il fut un temps — ce temps ancien dont ne subsistent que des frissons dans les songes des peuples dits « premiers » — où chaque souffle de vent murmurait à l’oreille humaine, où chaque pierre gardait le secret d’un passé qui n’était pas encore figé. C’est à cet entrelacs de sensations perdues que David Abram, philosophe et prestidigitateur de la terre, consacre sa vie. Animé d’un désir de réconciliation entre l’homme et la nature, il parcourt le monde, non comme un conquérant, mais comme un disciple à l’écoute des forces invisibles.

Des collines sacrées du Népal aux forêts bruissantes d’Indonésie, il rencontre des êtres à la parole enracinée dans les montagnes, les Dukuns et les Jhankri, guérisseurs au souffle de vent et aux mains de sève. Leur monde ne se dit pas : il se perçoit. Leur magie n’est pas celle d’un théâtre d’illusions, mais une forme de présence, de résonance avec l’eau, la pierre, l’animal. Abram observe cette symphonie sensible et la compare au silence pesant de notre monde occidental, où les écrans remplacent les rivières et les notifications les chants d’oiseaux.

Lorsque les machines se taisent, les oiseaux recommencent à chanter dans notre conscience.

Ce que nous appelons aujourd’hui le réel, dit-il, n’est qu’un fragment pétrifié d’un univers plus vaste, dont notre perception, cloisonnée par le béton et le silicium, nous tient éloignés. Cette perception tronquée, cette opacité du quotidien, il l’illustre à travers un souvenir poignant : l’ouragan de Long Island en 1985. Un cataclysme météorologique, certes, mais aussi une faille dans notre monde clos. Le courant coupé, les voix électroniques tues, les humains se mirent à parler — vraiment parler —, les oiseaux réapparurent dans l’oreille humaine, les étoiles dans leur regard. Un enchantement dans le désastre.

Quand la main trompe l’œil pour éveiller l’esprit

Mais pour Abram, la magie ne se limite pas à ces instants de hasard. Elle est une discipline, un cheminement, un art. Inspiré par la phénoménologie — cette école de pensée qui explore la manière dont nous expérimentons le monde — il réinvente la prestidigitation. Ce n’est plus l’art de tromper pour amuser, mais celui de décaler la perception pour réveiller. Une balle disparaît dans la paume, un flanc de montagne se dérobe après un virage… L’illusion devient révélation, non pas de ce que l’œil voit, mais de ce qu’il oublie de sentir.

Il ne s’agit pas d’imposer un autre monde, mais de déverrouiller l’ancien. Une randonnée n’est plus un loisir, mais un rituel. Le corps, mis à l’épreuve, s’accorde au rythme du sentier. Le paysage cesse d’être un décor pour devenir un interlocuteur. La brume qui s’élève du vallon, la pierre mouillée sous les doigts, tout cela devient langage. Et à nouveau, l’homme perçoit. Non pas au sens technique du terme, mais dans sa chair, dans ce tremblement où le monde se donne.

Il rejoint alors l’anthropologue Philippe Descola qui, étudiant les Achuars d’Amazonie, découvre qu’ils n’ont pas de mot pour « nature ». Non par ignorance, mais parce que cette distinction leur est étrangère. Le monde n’est pas « autour », il est en eux. Il n’y a pas d’extérieur à enchanter, il n’y a qu’un tissu de relations magiques à retrouver.

Ce que prône Abram, ce n’est pas un retour nostalgique à un paradis perdu. C’est une métamorphose du regard. La magie, dans sa bouche, n’est ni supercherie ni folklore : elle est souffle de vie. Elle est cette capacité, aujourd’hui en sommeil, de reconnaître la danse du vivant dans chaque branche, chaque reflet d’eau, chaque battement d’aile.

Le prestidigitateur des perceptions : itinéraire d’un philosophe en quête de l’enchantement

David Abram, né en 1957, est un philosophe et écologiste culturel américain qui a consacré sa vie à explorer les liens entre l’humain et le monde naturel. Formé à la fois en philosophie et en anthropologie, il a également étudié la magie en tant que prestidigitateur professionnel, ce qui l’a amené à s’interroger sur la nature de la perception et de la réalité. Son ouvrage majeur, The Spell of the Sensuous (1996), traduit en français sous le titre Comment la terre s’est tue, propose une réflexion profonde sur la manière dont la culture occidentale a progressivement perdu le contact avec le monde vivant en favorisant l’abstraction et la séparation entre l’esprit et la nature.

Abram s’inspire largement de la phénoménologie, notamment des travaux de Maurice Merleau-Ponty, pour développer une « écologie des sens » qui reconnaît l’interconnexion entre le corps humain et le monde naturel. Il soutient que la perception n’est pas une simple réception passive d’informations, mais une interaction active et réciproque entre l’organisme et son environnement. En explorant les traditions orales de diverses cultures autochtones, Abram met en lumière des modes de relation au monde qui valorisent l’expérience directe et sensorielle, contrastant avec la tendance occidentale à l’abstraction et à la domination de la nature .

L’écho des sceptiques : entre enchantement et rationalité

La proposition d’Abram de réenchanter notre perception du monde a suscité des critiques, notamment de la part de penseurs féministes et de philosophes de la science. Certains ont souligné que son insistance sur les traditions orales et la perception sensorielle pourrait négliger les dimensions sociales et politiques des relations humaines avec la nature. Par exemple, une critique féministe a remis en question la manière dont Abram aborde la nature, suggérant que son approche pourrait minimiser les structures de pouvoir et les dynamiques de genre qui influencent notre interaction avec l’environnement .

D’autres critiques proviennent de philosophes qui mettent en garde contre une vision trop romantique ou mystique de la nature. Ils soutiennent que, bien que la perception sensorielle soit importante, elle ne doit pas être idéalisée au point de rejeter les avancées de la science et de la technologie qui ont également enrichi notre compréhension du monde. Ces penseurs plaident pour une approche équilibrée qui reconnaît à la fois la valeur de l’expérience directe et les contributions de la rationalité scientifique.

Vers une symphonie des voix : dialogues contemporains sur la perception et la nature

Le débat initié par Abram s’inscrit dans une conversation plus large sur la manière dont les humains perçoivent et interagissent avec le monde naturel. Des philosophes contemporains comme Charles Taylor ont exploré des thèmes similaires, mettant en lumière la perte de sens et de connexion dans les sociétés modernes. Dans son ouvrage A Secular Age, Taylor examine comment la sécularisation a transformé notre rapport au monde, conduisant à une désenchantement que certains cherchent à surmonter par une redécouverte de la spiritualité et de la communauté .

D’autres penseurs, tels que J. Baird Callicott, ont développé des éthiques environnementales qui reconnaissent la valeur intrinsèque de la nature et plaident pour une relation plus respectueuse et intégrée avec l’environnement. Callicott, influencé par Aldo Leopold, propose une « éthique de la terre » qui considère les humains comme membres d’une communauté écologique plus vaste.

Par ailleurs, des courants philosophiques comme le panpsychisme, défendu par des penseurs tels que Galen Strawson, suggèrent que la conscience pourrait être une propriété fondamentale de la nature, présente dans toutes les formes de matière. Cette perspective remet en question les distinctions traditionnelles entre l’esprit et la matière, l’humain et le non-humain, et ouvre la voie à une compréhension plus holistique de la réalité. Ces dialogues contemporains montrent que la question de la perception et de notre relation au monde naturel reste centrale dans la philosophie actuelle, avec des approches variées qui cherchent à réconcilier l’expérience sensorielle, la rationalité et une éthique de la nature.

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