Selon lui, le rêve ne crée pas d’images à partir de rien ; il est une résurgence, une recomposition d’expériences passées. Loin d’être une création ex nihilo, il s’apparente à une animation d’un souvenir, un espace où la mémoire libère son trop-plein d’images et d’émotions accumulées. Mais Bergson concède également à l’univers onirique une part d’ineffable, cet élément insaisissable où l’imagination semble prendre les commandes pour tenter d’expliquer ce qui échappe au langage et à la raison. Ce mélange de vécu et de reconstruction donne ainsi naissance à des scènes inédites, fruits de cette tension entre mémoire et imagination.
Titres des œuvres | Thématiques et année de publication |
Essai sur les données immédiates de la conscience | Temps et liberté (1889) |
Matière et mémoire | Corps, esprit et mémoire (1896) |
L’Évolution créatrice | Création et durée (1907) |
Le Rêve | Onirisme et mémoire (1919) |
Les Deux Sources de la morale et de la religion | Morale, religion et société (1932) |
L’ineffable du rêve : un dialogue entre imagination et mémoire
Pour Bergson, le rêve, bien qu’il soit irrationnel dans sa forme, suit une logique propre : celle de la mémoire libérée des contraintes de la conscience éveillée. La mémoire, dans son rôle de cristallisation des expériences vécues, devient le terrain d’expression privilégié du rêve. À l’état de veille, l’esprit trie, ordonne et sélectionne les informations utiles pour l’action. En revanche, dans le sommeil, l’afflux d’images et d’émotions, souvent imperceptibles en temps normal, prend le dessus. C’est ici que l’inconscient entre en jeu, revisitant des souvenirs plus ou moins enfouis pour façonner des scènes nouvelles.
Le rêve ne fabrique rien ; il réunit ce qui était épars, mêle des bribes de souvenirs et les habille d’une émotion nouvelle, comme un peintre qui, à partir de quelques couleurs connues, créerait un paysage jamais vu.
Bergson s’éloigne ici de Freud en refusant de voir dans le rêve une pure production pulsionnelle. Pour lui, l’inconscient n’a pas le pouvoir de créer des images à partir de rien, mais agit comme un alchimiste, transformant des fragments mémoriels en visions inédites. Cette perspective rejoint celle de Sartre, qui affirme que « dans le rêve, rien n’existe effectivement ». Le rêve, selon Bergson, est donc une recomposition, un jeu subtil entre souvenirs et imagination, sans jamais franchir la frontière de la création ex nihilo.
Le rêve comme miroir de l’inconscient
À travers ses travaux, notamment dans Le Rêve publié en 1919, Bergson propose une thèse ambitieuse : le rêve n’est pas une simple évasion, mais une porte ouverte sur les mécanismes de l’inconscient. Il ne crée pas, mais transforme. Les scènes oniriques, parfois absurdes ou ineffables, ne sont qu’un reflet des souvenirs déformés et réinterprétés. Ce processus souligne une vérité profonde : même dans le sommeil, la conscience reste présente, bien qu’elle soit submergée par les flux de l’inconscient.
Pour Bergson, le rêve est également un laboratoire où se révèle la tension entre l’effort créatif de l’imagination et la matière brute de la mémoire. Ce que nous percevons comme des « créations » oniriques n’est, au fond, qu’un recyclage ingénieux d’expériences passées. Ainsi, à l’instar d’un tisserand travaillant un fil ancien pour produire une nouvelle étoffe, le rêveur revisite son passé, lui donnant une forme nouvelle, mais toujours enracinée dans le réel. Bergson nous laisse finalement avec cette réflexion troublante : le rêve, loin d’être une évasion totale, est un miroir où se reflètent les dynamiques subtiles de notre vie intérieure, un jeu d’ombres et de lumières entre mémoire, imagination et inconscient.
Dans l’atelier du temps : Bergson et la fabrique des rêves
Henri Bergson, né en 1859 à Paris, est une figure emblématique de la philosophie française du début du XXᵉ siècle. Après des études brillantes au Lycée Condorcet et à l’École normale supérieure, il devient professeur au Collège de France en 1900. Ses œuvres majeures, telles que Matière et mémoire (1896) et L’Évolution créatrice (1907), explorent la nature de la conscience, de la mémoire et de la vie. C’est dans ce cadre intellectuel qu’il publie en 1901 son essai Le Rêve, où il analyse la mécanique onirique en la reliant étroitement aux processus de la mémoire et de l’imagination.
Les songes disputés : entre Freud et ses détracteurs
À l’aube du XXᵉ siècle, la question du rêve suscite de vifs débats au sein de la communauté scientifique et philosophique. Sigmund Freud, avec son ouvrage L’Interprétation des rêves (1900), propose une vision où le rêve est l’expression déguisée de désirs refoulés, une voie royale vers l’inconscient. Cette perspective freudienne rencontre des oppositions, notamment de la part de philosophes comme Henri Bergson, qui voit dans le rêve une recomposition de souvenirs plutôt qu’une manifestation de pulsions inconscientes. D’autres penseurs, tels que Pierre Janet, critiquent également l’approche freudienne, privilégiant des explications psychologiques plus ancrées dans la conscience vigile.
Les échos contemporains : le rêve à l’épreuve des neurosciences
Le débat sur la nature du rêve s’est enrichi au fil du temps, intégrant les avancées des neurosciences. Des chercheurs comme Yuval Nir et Giulio Tononi ont démontré que les rêves surviennent non seulement pendant le sommeil paradoxal, mais aussi durant le sommeil lent, remettant en question les distinctions traditionnelles. Ces études contemporaines soulignent l’importance du rêve dans la gestion des émotions et la consolidation de la mémoire, offrant de nouvelles perspectives qui prolongent et nuancent les réflexions initiées par Bergson et Freud.