Or, dans l’analyse fulgurante que Félix Guattari propose dans Les Trois Écologies, ces territoires sont aujourd’hui piétinés par une entité sourde et uniforme : le capitalisme mondial intégré. Cette forme ultime du capitalisme n’est pas une simple économie : c’est un climat, une marée, un rouleau compresseur ontologique. Elle déterritorialise tout ce qui lui échappe — les traditions, les subjectivités, les sensibilités — pour ensuite reterritorialiser en langage de marché, en pixels d’audience, en chiffres d’achats.
La rentabilité, et elle seule, dicte les lois du monde. Chaque territoire, pour être toléré, doit prouver sa capacité à générer du rendement. Non plus du sens. Non plus de la beauté. Non plus du lien. Juste du chiffre.
Et dans ce paradigme brutal, les écologies de l’esprit, de la société et de la nature — les trois dimensions inséparables que Guattari nomme les trois écologies — se trouvent toutes sacrifiées. L’écologie environnementale perd ses équilibres, l’écologie sociale perd ses solidarités, et l’écologie mentale, celle des sensibilités, perd ses repères. Le prix à payer pour cette uniformisation du monde, c’est une crise globale de la subjectivité.
Les cultures s’étiolent, les âmes s’uniformisent
Le processus est d’une violence feutrée mais implacable. Prenons la culture rock. À l’origine, un territoire de subjectivation libre, subversif, forgé dans l’urgence d’exister autrement. Il était une brèche, un cri, une appartenance collective. Mais voilà : cette culture a été capturée, emballée, étiquetée, vendue. Le capitalisme n’a pas combattu la subversion, il l’a digérée. Il a transformé l’élan en produit, le cri en jingle, le manifeste en marchandise. Il a supprimé la valeur pour imposer la valeur marchande.
Et ce sort n’est pas réservé à la musique. Il en va de même pour des formes de vie enracinées dans le respect de la nature, des pratiques à faible impact écologique, des manières d’habiter le monde avec lenteur et soin. Ces pratiques n’entrent pas dans la grille d’évaluation de la rentabilité, donc elles sont ignorées, méprisées ou éradiquées. Elles sont remplacées par des simulacres compatibles avec la logique du marché : des « produits verts » aux slogans soigneusement calibrés, mais vidés de toute épaisseur éthique ou sensible.
Le capitalisme mondial intégré ne se contente pas d’exploiter des ressources naturelles ou des corps laborieux : il dévaste les âmes, colonise les imaginaires, rase les mythes, et assèche les foyers collectifs de sens.
Guattari voit dans cette entreprise une hostilité radicale à l’égard de l’altérité. Le capitalisme contemporain ne tolère pas les subjectivités plurielles, les chemins de vie singuliers, les mythes alternatifs. Il exige une humanité formatée, une sensibilité homogène, des existences facilement gouvernables. Ce n’est pas seulement une offensive contre la biodiversité ou la diversité culturelle : c’est une guerre contre la différence elle-même.
Et pourtant, au cœur de cette grisaille, Guattari entrevoit une issue, non pas comme un programme politique ou une stratégie économique, mais comme une renaissance mythologique. Il appelle à réinventer des territoires de subjectivation, à reconstruire des foyers de sens collectifs. Là où l’imaginaire n’est pas dicté par les algorithmes, mais jaillit de l’art, de la culture, de la poésie, du symbolique.
C’est par l’invention de nouveaux récits, de nouvelles sensibilités, de nouvelles alliances avec la nature, que l’humanité pourra se libérer de cette asphyxie du sens. Non pas en opposant frontalement le système, mais en créant d’autres mondes, d’autres manières d’être ensemble, d’autres foyers où l’on puisse à nouveau habiter poétiquement la Terre.
Sur les sentiers de l’émancipation intellectuelle
Né en 1930 à Villeneuve‑les‑Sablons, Félix Guattari a d’abord œuvré à la clinique de La Borde, où sa pratique psychanalytique s’est teintée de radicalité collective — groupant patients et soignants dans un va-et-vient constant d’énonciation. Il cofonde le CERFI (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) dès 1967, cherchant à relier psychanalyse, politique et pratiques sociales. Aux côtés de Deleuze, il publie L’Anti-Œdipe (1972) puis Mille Plateaux (1980), forgeant le concept de « déterritorialisation » et de « subjectivation machinique ». Portant sa pensée vers l’écologie, il publie en 1989 Les Trois Écologies, où il articule écologie environnementale, sociale et mentale. Ce parcours, dense et interdisciplinaire, lui permet d’élaborer ce qu’il nomme une « écosophie » : une pensée globale liant l’intime, le social et le planétaire.
Le théâtre des idées en conflit
La question philosophique posée par Guattari — comment résister au capitalisme mondialisé qui nivelle toutes formes de subjectivité et de nature ? — s’inscrit dans un contexte où l’héritage marxiste et la critique industrielle dominent encore la réflexion écologique. Ses contradicteurs, souvent ancrés dans l’écologie profonde (héritière d’Arne Næss), reprochent à Guattari un glissement trop rapide vers une pensée vloeutée par le culturel et le symbolique, au détriment d’une lutte matérialiste plus radicale. D’autres lui reprochent de ne pas fonder suffisamment son écosophie sur une science environnementale rigoureuse, le jugeant trop abstrait, trop imprégné de psychanalyse, et peu orienté vers les transformations structurelles réelles. Ces critiques convergent sur l’idée que son approche risque d’affadir le combat écologique en l’enfermant dans un flot de représentations symboliques.
Échos contemporains et ripostes compagnes
Le débat dépasse désormais Guattari : des penseurs comme Isabelle Stengers et Philippe Pignarre prolonge sa trajectoire, dénonçant la « sorcellerie capitaliste » et reprenant l’appel à une écologie vaste, mêlant socio-politique, éthique et esthétique. D’autres, tels que Franco « Bifo » Berardi, prolongent la mise en question de la subjectivité capitaliste, soulignant l’érosion psychique induite par les médias, le numérique et la finance. Dans les champs de l’écopsychologie ou de l’écopsychiatrie, chercheurs et militants appliquent concrètement cette vision tripartite — à travers l’art, la bibliothérapie ou la médiation écologique — pour re-fabriquer des « territoires existentiels » résistants au rendement et à la norme marchande. Le dialogue avec les mouvements minoritaires (néo-païens, indigènes, réseaux artistiques) témoigne de la vitalité d’une pensée écosophique, en mouvement, en construction, veillant autant à l’intime qu’au global — sans jamais clore le chemin.