Il existe des matins où le monde semble se former à nouveau, goutte à goutte, dans l’arôme d’un café ou la lumière trouble d’un lever de soleil. C’est dans cette alchimie discrète des sensations que Gilles Deleuze entrevoit l’architecture mouvante de l’esprit humain. À l’écart des métaphysiques pesantes et des idées fixes, il s’inscrit dans la tradition empirique de David Hume, mais la renverse de l’intérieur. Pour eux, l’esprit n’est pas une citadelle pleine de certitudes, mais un fleuve aux courants changeants, peuplé de sensations, d’images, d’impressions éphémères. Il n’y a pas de centre figé : seulement des éclats d’instants, des fragments qui, par leur seule proximité ou ressemblance, composent ce que nous appelons le moi.
Hume, déjà, suggérait que le jugement « le soleil se lèvera demain » ne naît pas d’un savoir logique, mais d’une mémoire sensorielle, d’un tissu d’associations. Deleuze pousse cette intuition plus loin. Il y voit le travail d’un désir en acte, d’une imagination qui ne reflète pas simplement le réel, mais l’invente au fil de ses propres élans. L’esprit humain devient alors une forge, où l’expérience n’est jamais pure répétition, mais toujours reconfiguration. L’imagination, moteur discret mais essentiel, donne forme au monde en tissant les émotions et les perceptions en un récit vivant, organique, toujours en mutation.
Le désir, ce sculpteur d’identités
Contre les traditions philosophiques qui font du désir un manque, un creux à combler – des pensées aristotéliciennes jusqu’aux rigueurs kantiennes – Deleuze affirme une vérité plus fertile, plus dérangeante aussi : le désir est plénitude, puissance, prolifération. Il ne cherche pas l’objet, il le crée. Il ne comble pas le vide, il donne naissance à la profusion. Cette force fluide, insatiable par nature, devient la clé d’une subjectivité en devenir. Le moi n’est plus un noyau stable, mais un réseau en expansion, dessiné par le flux du désir qui traverse les corps, les images, les gestes.
Avec Guattari, dans L’Anti-Œdipe, Deleuze radicalise encore cette vision. Ils scrutent la psyché comme on observe une carte mouvante de territoires en conflit : le désir, quand il s’affranchit des ordres établis, engendre des chaînes d’associations débridées. La schizophrénie devient alors non pas une pathologie à fuir, mais une figure-limite, un miroir grossissant de ce que nous sommes tous : des êtres traversés de forces, de souvenirs, de rêves sans langue pour les dire. Cette créativité sans bornes, bien que potentiellement déstabilisante, révèle la nature même du social : un tissu de désirs organisés, canalisés, transformés.
Le désir n’est pas un manque : il est une force qui façonne le sujet en tissant les fils de l’expérience en constellations de sens.
Ce n’est pas seulement une théorie de l’esprit ou une métaphysique du désir que Deleuze propose. C’est une lecture du monde. Une manière de comprendre comment les pulsions, les sensations, les gestes infimes de nos existences dessinent, jour après jour, les contours mouvants d’un sujet qui n’est jamais donné d’avance. Un sujet qui se façonne en marchant, en rêvant, en aimant, en sentant. Dans cet univers deleuzien, nous ne sommes jamais des êtres finis, mais des fragments en devenir, portés par un souffle qui ignore les dogmes et cherche dans chaque moment l’écho d’un monde à venir.
Les sentiers solitaires de Deleuze
Il faut imaginer Gilles Deleuze arpentant les bibliothèques de la rue d’Ulm comme on parcourt les marges d’un monde trop étroit. Né en 1925, marqué dans sa jeunesse par la guerre, l’Occupation, la déportation de son frère, Deleuze s’enfonce dans la philosophie comme on entre dans un monastère d’idées. Ses premiers ouvrages s’enracinent dans des monographies exigeantes : Empirisme et subjectivité (1953) sur Hume, Nietzsche et la philosophie (1962), puis Différence et répétition (1968), où il ose poser une pensée non identitaire du devenir. Loin des doctrines classiques, Deleuze interroge les marges : Spinoza, Bergson, Hume, des penseurs souvent disqualifiés comme “mineurs”. C’est dans ce compagnonnage hétérodoxe qu’il découvre, chez David Hume, une intuition fulgurante : la pensée ne part pas des idées, mais des impressions. Il y trouve le germe d’une théorie du désir qui n’est plus négative ni privative, mais affirmative et créatrice. En traversant les Empiristes, il n’en ressort pas inchangé ; il les réinvente. Et ce souffle novateur prendra toute sa puissance dans l’aventure commune avec Félix Guattari, notamment à travers L’Anti-Œdipe (1972), œuvre qui mêle politique, psychanalyse, anthropologie et poésie de la révolte.
La tempête et l’ordre
Mais le monde que Deleuze tente de redessiner n’est pas un désert vierge. Face à lui, s’élèvent des cathédrales entières de doctrines anciennes, solides et hiérarchisées. La conception du désir comme manque, forgée dans les sillons d’Aristote et transmise jusqu’à Thomas d’Aquin, trouve chez Kant un appui moderne : le désir, disait-il, est une tension entre la sensibilité et la raison, un conflit à résoudre plutôt qu’un feu à entretenir. Freud, plus tard, renforcera cette conception en posant que le désir est structuré par le manque – par ce qui nous fut interdit, réprimé, perdu. C’est cette chaîne que Deleuze entend rompre. Il conteste aussi les structures de la psychanalyse classique, pour qui le sujet est défini par ses complexes, ses blessures, ses refoulements. Là où Freud voit un inconscient familial et symbolique, Deleuze voit un inconscient productif, politique, machinique. À la fixité du désir-absence, il oppose la fluidité du désir-création. Et cette opposition ne se joue pas seulement dans les livres : elle dessine deux anthropologies, deux manières de comprendre la vie, l’art, le social.
L’éclat des héritiers
Depuis Deleuze, le débat ne s’est pas refermé. Il s’est au contraire ramifié, essaimé, reformulé sous d’autres formes. Certains continuent à explorer la voie deleuzienne, comme Brian Massumi ou Claire Parnet, qui prolongent une pensée du flux, du devenir, du corps affecté. Le philosophe italien Franco « Bifo » Berardi, à la croisée de la psychanalyse et du marxisme, voit dans le désir une force de résistance face au capitalisme cognitif : une énergie fragile, souvent capturée, mais jamais éteinte. D’autres, plus critiques, questionnent les limites d’un désir sans boussole. Slavoj Žižek, par exemple, tout en saluant la puissance subversive de Deleuze, s’inquiète de son refus du symbolique, et plaide pour une réintégration de la Loi et du manque dans toute politique du désir. Aujourd’hui, dans une époque saturée de stimulations et d’identités éclatées, la question reste vive : le désir est-il encore une force d’émancipation ou bien s’est-il transformé en mécanisme de contrôle, absorbé par les logiques de consommation et d’algorithmes ? La pensée deleuzienne, loin d’être figée, demeure une boussole trouble, un feu follet pour ceux qui cherchent à penser l’homme sans le réduire, et le monde sans le clore.