Progressiste et agnostique dans sa jeunesse, « le moine Photius », comme l’appelaient ses camarades, se détourne peu à peu de ses premiers idéaux pour finir sa vie en fervent chrétien et nationaliste russe. Ce parcours, traversé de doutes et de contradictions, irrigue toute son œuvre. Ses romans sont moins des fictions que des laboratoires philosophiques où s’affrontent la foi et le doute, la liberté et la nécessité, l’espérance et le désespoir.
À travers Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov ou encore L’Idiot, l’écrivain russe met en lumière l’une des interrogations centrales de la philosophie moderne : savoir si une morale est possible sans Dieu. Dieu est la colonne vertébrale de ses romans. Depuis l’enfance, l’auteur ressent un appel à la transcendance. En même temps, il est tourmenté par le problème du mal dans le monde, et avec lui par la question du libre arbitre, ce cadeau empoisonné que Dieu a fait à l’humanité. L’auteur se trouve au centre d’une querelle entre le bien, le mal et le libre arbitre. Cette interrogation, qui traverse tout le XIXᵉ et le XXᵉ siècle, devient chez Dostoïevski un véritable point d’ancrage philosophique.
La foi comme réponse à la crise morale et politique
Tiraillé par le doute, le jeune progressiste plein d’incertitudes qu’il était, laisse peu à peu place au croyant fervent qui, à la fin de sa vie, affirme :
Si Dieu n’existait pas, tout serait permis.
Ce postulat stipule que toute morale en dehors d’un cadre divin est une porte ouverte au mal et à la décadence. Il écrit dans Le Grand Inquisiteur que le genre humain, étant faible, toujours vicieux, toujours ingrat, ne peut trouver rédemption et espoir que dans une morale supérieure transcendante. Ses années de bagne en Sibérie, puis ses errances en Europe, ont profondément marqué son évolution. C’est en Europe qu’il découvre la démocratie et le progressisme, voyant naître des courants de pensée nouveaux : le socialisme, le rationalisme, l’athéisme… Dostoïevski s’est justement battu contre ces courants.
Selon lui, l’égalité démocratique n’abolit pas la violence des rapports humains ; elle l’exacerbe. En détruisant Dieu et la monarchie, l’homme ne fonde pas un monde plus juste, mais un univers dominé par le matérialisme, l’individualisme et l’égoïsme, où l’homme ne serait pas plus libre mais simplement esclave de sa nature déraisonnable. Cette évolution le conduit à revenir dans le giron de l’Église orthodoxe et à développer, sous la forme romanesque, une véritable philosophie de la religion.
Dans son article inachevé Socialisme et christianisme, Dostoïevski affirmait déjà que la civilisation s’était dégradée en s’orientant vers le libéralisme et en perdant la foi en Dieu. La « crise » religieuse et morale qu’il diagnostiquait en Europe occidentale était, selon lui, la conséquence de la collision entre intérêts collectifs et intérêts individuels, où la survie et le narcissisme prenaient le pas sur la compassion et l’unité.
En plein siècle du positivisme et de la raison triomphante, Fiodor Dostoïevski développe une réflexion plus sombre sur la nature humaine et la nécessité d’une morale transcendante. Dans son dernier roman, Les Frères Karamazov, il condense l’essentiel de sa pensée en opposant deux figures majeures : Ivan et Aliocha Karamazov. Ivan, l’athée progressiste plein de doutes, incarne les valeurs occidentales. Aliocha, plus jeune et engagé dans la voie monastique, représente au contraire la foi et l’espérance russes. La conclusion du roman et son dénouement résument la pensée de l’écrivain russe : Aliocha devient le véritable héros, tandis qu’Ivan sombre dans la folie et le meurtre. Ce dénouement illustre la conviction dostoïevskienne : « Sans Dieu, il ne reste que le meurtre, le suicide ou la folie. »
Cette thèse, au cœur de son œuvre, nourrit une querelle intellectuelle qui traverse encore la modernité. Le nihilisme et l’absurdisme occidentaux, détachés de toute transcendance, apparaissent chez Dostoïevski comme les symptômes d’une humanité livrée à elle-même, condamnée à l’individualisme, au suicide ou au crime. Mais si son diagnostic reste saisissant, sa réponse religieuse interroge : loin d’être une simple restauration de la foi, elle peut aussi se lire comme une forme de résignation devant l’absence de sens, ce que Camus, un siècle plus tard, qualifie d’humiliation devant l’absurde.
Sujet à la maladie par son épilepsie, au vice par son addiction au jeu, au supplice par ses années de bagne et au doute par son propre cheminement intérieur, Dostoïevski incarne dans sa vie comme dans ses écrits l’avant-garde d’une philosophie où s’affrontent morale, divinité et libre arbitre.
Dostoïevski aujourd’hui
-Des penseurs comme Alasdair MacIntyre prolongent sa réflexion sur l’éthique dans le cadre de communautés morales concrètes, soulignant l’importance des traditions et des récits partagés pour structurer la vie humaine. Jean-Luc Marion et Karol Wojtyła (Jean-Paul II) s’inspirent également de cette tension entre transcendance et liberté pour repenser la dignité et l’action morale de l’homme moderne. Dans la littérature et la psychologie, des auteurs comme Martha Nussbaum explorent le conflit entre raison, émotions et passions dans la construction éthique de l’individu, rejoignant Dostoïevski sur la nécessité d’intégrer la complexité humaine dans les choix moraux. Ces prolongements montrent que sa pensée demeure centrale pour comprendre la fragilité éthique et spirituelle de l’homme contemporain.