Dans cet état originel qu’Hobbes dépeint, les hommes se révèlent êtres de méfiance et de rivalité. Guidés par leurs seuls intérêts, ils sombrent dans une lutte ininterrompue pour leur survie. Cette condition est celle d’une humanité sans frein, où chaque rencontre peut devenir une menace. La fameuse formule latine « Homo homini lupus » (l’homme est un loup pour l’homme) empruntée à Plaute prend tout son sens dans ce contexte : elle évoque un monde où les instincts prédateurs dominent, rendant la coexistence quasi impossible. Pour Hobbes, cette réalité chaotique et brutale exige une réponse ferme, incarnée par l’édification d’un pouvoir central, le « Leviathan », métaphore d’un État souverain assez fort pour imposer l’ordre et garantir la sécurité.
Titre de l’œuvre | Thématiques et année de publication |
Leviathan | État de nature, pacte social, autorité (1651) |
De Cive | Droit naturel, pouvoir politique, paix (1642) |
The Elements of Law | Nature humaine, obéissance civile (1640) |
Behemoth | Guerres civiles anglaises, chaos politique (posthume, 1682) |
Dans l’ombre de la liberté : pacte social et compromis humain
Hobbes voit dans le pacte social l’unique issue à cet état de guerre universelle. En renonçant volontairement à une part de leurs libertés naturelles, les individus délèguent leur pouvoir à une autorité centrale, un souverain ou un gouvernement suffisamment fort pour instaurer la paix et prévenir les débordements des instincts humains. Ce renoncement n’est pas une soumission aveugle, mais un acte rationnel : la sécurité et la stabilité qu’offre le Leviathan surpassent le coût de la liberté sacrifiée. À travers cette architecture politique, Hobbes pose une question vertigineuse : qu’est-ce que l’homme est prêt à abandonner pour échapper à ses propres démons ?
Pourtant, cette vision hobbesienne entre en conflit direct avec celle d’un autre grand penseur, Jean-Jacques Rousseau. Là où Hobbes voit une humanité brutale, Rousseau, au XVIIIe siècle, imagine un « noble sauvage », un être fondamentalement bon, vivant en harmonie avec la nature avant que la société ne vienne pervertir son innocence. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau oppose la compassion naturelle à l’amour-propre artificiel, ce sentiment né dans les interactions sociales, qui nourrit jalousie et rivalités. Selon lui, ce n’est pas la nature humaine qui est problématique, mais les institutions qui l’enchaînent, creusant les inégalités et engendrant les conflits.
Hobbes voit l’homme à l’état de nature comme un être violent et égoïste, tandis que Rousseau imagine le « noble sauvage » guidé par la compassion avant d’être corrompu par la société.
L’opposition entre ces deux visions dépasse le cadre philosophique et résonne dans les débats politiques contemporains. D’un côté, les partisans d’un pouvoir central fort, inspirés par Hobbes, soulignent la nécessité de restreindre certaines libertés pour garantir la sécurité collective. De l’autre, les défenseurs de Rousseau plaident pour des réformes sociales et économiques visant à restaurer l’égalité et la justice. Ces deux philosophies continuent d’alimenter la réflexion sur les fondements de nos institutions et le rôle que l’État doit jouer dans nos vies.
Hobbes et Rousseau, chacun à leur manière, nous rappellent que la société est un équilibre fragile, toujours tiraillée entre contrôle et liberté, entre nature et culture. Le Leviathan, figure protectrice et autoritaire, contraste avec le rêve rousseauiste d’une humanité réconciliée avec elle-même. Et si, finalement, ces visions opposées n’étaient que les deux faces d’une même quête, celle d’un ordre capable de transcender les fractures humaines sans trahir l’essence de l’homme ?
Sous les cieux tourmentés : l’émergence d’une pensée en temps de guerre
Thomas Hobbes naît en 1588, une époque où l’Angleterre est en proie à des bouleversements politiques et religieux. Témoin des guerres civiles anglaises, il observe la fragilité des structures sociales et l’anarchie qui en découle. Ces expériences nourrissent sa vision pessimiste de la nature humaine, qu’il développe dans ses œuvres majeures. En 1642, il publie De Cive, où il explore les fondements du pouvoir politique et la nécessité d’un État fort pour assurer la paix. Cette réflexion culmine avec Leviathan en 1651, où il propose la création d’un pacte social pour sortir de l’état de nature, qu’il décrit comme une guerre de tous contre tous.
L’aube des controverses : quand les idées s’entrechoquent
Les thèses de Hobbes ne font pas l’unanimité et suscitent de vives réactions. Des penseurs comme John Locke s’opposent à sa vision autoritaire du contrat social. Locke, dans ses Deux Traités du gouvernement civil, défend l’idée que l’état de nature est un état de liberté et d’égalité, et que le contrat social vise à protéger les droits naturels, notamment la propriété. Il plaide pour un gouvernement limité, fondé sur le consentement des gouvernés, en contraste avec le souverain absolu de Hobbes.
Les échos contemporains : résonances et dissonances philosophiques
Le débat sur la nature humaine et le contrat social perdure à travers les siècles. Au XXe siècle, des philosophes comme John Rawls revisitent ces concepts. Dans Théorie de la justice, Rawls propose une version moderne du contrat social, fondée sur des principes de justice équitable, élaborés derrière un « voile d’ignorance » garantissant l’impartialité. Par ailleurs, des penseurs comme Pierre-Henri Tavoillot interrogent la cohésion sociale dans le contexte contemporain, explorant les liens qui unissent les individus au sein de la société moderne.