Il fut un temps où l’histoire ne se comptait ni en siècles ni en conquêtes. Un temps où les civilisations se dessinaient non dans le flux impétueux des événements, mais dans les replis subtils de l’éternité. Ce temps, Mircea Eliade, l’historien aux allures de prophète exilé dans le XXe siècle, l’appelait le temps sacré. Il ne s’agit pas là d’un temps chronologique, mais d’une qualité du temps, d’un instant qui échappe à l’usure des heures. Pour l’homme traditionnel, le monde n’existe vraiment que lorsqu’il est traversé par le divin ; seul ce qui participe au sacré possède une densité ontologique, une épaisseur d’être.
Dans cet univers, le mythe n’est pas un mensonge que l’on raconte aux enfants pour mieux leur cacher la vérité. C’est, au contraire, la vérité même, qui donne forme à l’existence. Le mythe raconte la manière dont le monde est né, comment les dieux ont posé leurs gestes premiers, et ces gestes deviennent modèle. À chaque rituel, les sociétés archaïques rejouent cette scène originelle : ce n’est pas une commémoration, mais une réactualisation. C’est en revivant le mythe que l’homme s’arrache au temps profane – celui qui s’écoule sans retour – pour rejoindre le seul espace-temps digne de foi : le temps des commencements, là où la vie prend sens.
Dans ce monde pré-moderne, on ne subit pas l’Histoire, on la répète. La mort n’est pas une fin, elle est une boucle. La naissance n’est pas une surprise, elle est une répétition. L’homme, en imitant les dieux, ne cherche pas la nouveauté, mais l’harmonie. Il n’invente pas, il réactualise le sacré. Toute action humaine prend sa légitimité dans ce miroir divin. Le sacré n’est pas une exception, il est la norme, et le profane une parenthèse. Voilà ce que l’homme moderne, dans sa quête de liberté, a voulu inverser.
La nostalgie des mondes perdus
Mais à quel prix l’homme moderne s’est-il affranchi de ses mythes ? Eliade répond sans détour : au prix d’une angoisse sans fond. Car si l’histoire, dans son déploiement linéaire, donne l’illusion du progrès, elle entraîne aussi l’homme dans une spirale d’irréversibilité. Le temps profane, que l’on a cru émancipateur, devient une condamnation. Il est entropique, sans origine ni finalité, et laisse l’individu face à la nudité de sa propre finitude.
Eliade ne se contente pas de constater la rupture : il dévoile la faille souterraine. L’homme moderne, même lorsqu’il nie le sacré, continue de le chercher. Il le dissimule derrière les rideaux rouges des cinémas, dans les incantations des slogans politiques, dans la magie silencieuse des romans. Ces formes ne sont pas de simples distractions : ce sont les avatars postmodernes d’une pensée mythique qui refuse de mourir. Même les idéologies les plus rigoureusement matérialistes – le marxisme, par exemple – recèlent des schémas eschatologiques. Elles promettent une fin de l’histoire, un triomphe du bien sur le mal, une transfiguration du monde. Un paradis terrestre, libéré du joug des oppresseurs, comme si le messianisme biblique avait simplement changé de costume.
Ce besoin d’absolu, d’archétypes, de répétitions sacrées, Eliade le lit comme une pulsation de l’âme humaine, irréductible à la raison. Ce n’est pas une nostalgie culturelle, c’est une structure ontologique. L’homme moderne, qu’il le veuille ou non, porte en lui un désert sacré, une soif d’intemporalité. Et cette soif, ignorée ou moquée, devient névrose, malaise diffus, angoisse métaphysique.
Ce que le monde moderne appelle divertissement est parfois un cri silencieux vers ce que l’on ne peut nommer sans malaise : le besoin de mystère. Eliade ne juge pas : il observe. Il note, avec cette distance mélancolique des exilés, que même dans l’ère de la sécularisation, les mythes n’ont jamais cessé d’habiter nos nuits. On ne croit plus aux dieux, dit-on ; mais l’on continue de chercher leur voix, dans le bruit des foules, dans la lumière vacillante des écrans, dans les récits qui nous hantent.
Même en fuyant les temples, l’homme moderne construit sans relâche des sanctuaires invisibles : salles obscures, idéologies, écrans, et récits… où l’ombre du mythe continue de danser.
Le pèlerin du sacré oublié
Mircea Eliade naquit en 1907 dans une Roumanie aux confins de l’Orient et de l’Occident, un carrefour de rites ancestraux et de modernités inquiètes. Dès sa jeunesse, il fut saisi par le vertige du sacré : non comme foi dogmatique, mais comme pulsation originaire de toute civilisation. Philosophe, historien des religions, philologue et romancier, il traversa l’Europe et l’Inde à la recherche des archétypes immémoriaux de l’humanité. C’est à Bénarès, en plongeant dans les textes sans âge du Véda, qu’il comprit que le sacré n’était pas une croyance, mais une structure de la conscience humaine. Revenu en Europe, exilé aux États-Unis pendant les tourments du XXe siècle, il publia une œuvre monumentale : Le Mythe de l’éternel retour (1949), Le Sacré et le Profane (1957), Traité d’histoire des religions (1949), autant de balises dans une pensée qui voulait réconcilier la modernité avec les racines oubliées de l’homme. À ses yeux, la mémoire des civilisations repose moins sur les faits que sur les récits sacrés qui donnent forme à ces faits. Le monde ne peut être lu qu’à travers la trame invisible des mythes, et leur effacement contemporain est un drame spirituel que seul l’imaginaire peut panser.
Les éclats du désenchantement
Mais le chant d’Eliade ne fit pas l’unanimité. Il vint troubler une époque forgée dans les feux de la raison, de la science et de l’histoire. À ses échos sacrés, on opposa les tambours du désenchantement. Les penseurs du structuralisme – Claude Lévi-Strauss en tête – virent dans les mythes non pas des vérités sacrées, mais des structures mentales propres à toutes les cultures, des fictions utiles mais relatives, dont l’efficacité symbolique ne prouve ni leur véracité ni leur transcendance. D’autres, comme Jean-Paul Sartre, brandirent l’historicité comme seul sol ferme : l’homme est un projet, jeté dans le monde, sans autre sens que celui qu’il se forge. Le sacré ? Une illusion infantile. Même Max Weber, dès le début du XXe siècle, décrivait le monde moderne comme désenchanté, vidé de magie, rationalisé jusqu’à l’os. Pour ces critiques, l’humanité ne devait pas chercher à fuir dans les plis du mythe, mais affronter l’angoisse du temps profane pour se construire une liberté nouvelle. Là où Eliade voit un exil spirituel, eux lisent une émancipation.
Les cendres chaudes du mythe
Pourtant, les braises du sacré n’ont jamais été entièrement recouvertes de cendre. Au XXIe siècle, les héritiers d’Eliade – ou du moins les échos de sa pensée – se retrouvent dans les réflexions de philosophes comme Georges Steiner, qui, dans Grammars of Creation, regrette la perte des grands récits fondateurs et leur pouvoir de tisser un monde habitable. D’autres, comme Charles Taylor, insistent sur le besoin humain d’un horizon de sens : même dans les sociétés sécularisées, la quête du transcendant persiste, parfois sous des formes muettes ou diffuses. Le philosophe italien Giorgio Agamben, en repensant la notion de “kairos” (temps propice, chargé de sens), redonne à la temporalité une texture sacrée. De même, Byung-Chul Han dénonce dans L’Agonie de l’Eros une époque qui, en perdant la capacité à contempler, a perdu toute transcendance. Dans les marges du désenchantement, une nouvelle génération d’intellectuels rouvre les portes du sacré, non pour restaurer un passé figé, mais pour inventer des langages nouveaux de l’absolu. Le mythe n’est plus dogme, mais ressource vive. Il irrigue la littérature, l’art, la politique même. Et si l’on écoute attentivement, il murmure encore à l’oreille des hommes modernes des promesses d’éternité.