Le désir est-il un élan sincère de soi vers l’objet ?

L’éclat volé du désir : à la poursuite d’un être qui n’est pas le nôtre

Le désir est-il un élan sincère de soi vers l’objet ?

L’éclat volé du désir : à la poursuite d’un être qui n’est pas le nôtre

Nous nous plaisons à croire que nos désirs sont nôtres, jaillis du plus profond de notre singularité, fruit d’un choix libre et sincère. Comme si le monde se composait de sujets originaux, chacun tendu vers des objets différents, comme si le désir, cet appétit du cœur, s’élançait du moi vers un objet extérieur selon un mouvement direct, pur, personnel.

Mais cette illusion si confortante s’effrite dès que l’on prête attention au regard d’autrui. René Girard, philosophe du XXe siècle, a percé cette façade d’authenticité pour y révéler un théâtre plus ancien, plus enfoui, plus universel : celui du désir mimétique. Selon lui, nous ne désirons jamais seuls. Ce que nous convoitons, c’est souvent ce que l’autre convoite ou possède. Le désir n’est pas une flèche tirée d’un arc solitaire, mais un triangle secret : le sujet, le médiateur, et l’objet. À l’origine de toute envie brûle la braise du désir d’autrui.

Ce modèle rompt avec l’idéal moderne de l’individu libre et autonome, hérité du romantisme du XIXe siècle, où l’on crut que le moi pouvait être source inépuisable de vérité intérieure. Le culte du moi, l’exaltation de l’intériorité, l’articulation lyrique des passions individuelles… tout cela n’a fait qu’enraciner une illusion : celle d’un désir unique, original, authentique. Or, ce que Girard met en lumière est plus vertigineux encore : nous désirons moins l’objet que l’être de celui qui le possède. Car l’objet n’est qu’un miroir où se reflète l’éclat d’un autre, une promesse illusoire d’intensité d’être. Nous ne poursuivons pas un bien, mais une densité d’existence.


La jalousie comme boussole et l’ombre d’Amadis de Gaule

À la différence du besoin, dont l’objet est donné d’avance — l’eau pour la soif, le pain pour la faim — le désir, lui, naît dans l’indétermination. Avant de savoir ce que nous voulons, nous observons. Nous regardons l’autre, et ce qu’il désire devient désirable. L’objet prend de la valeur non pas par ses propriétés, mais parce qu’il est inscrit dans le regard d’autrui. Il devient auréolé, sacralisé, investi. Non pas en soi, mais par la présence du médiateur.

Celui-ci peut être un modèle, un rival, un frère aimé ou honni. Il devient la cible de notre jalousie, non pas tant pour ce qu’il possède, mais pour l’exclusion qu’il incarne : il pourrait avoir ce que je veux, à ma place. Roland Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux, saisit cela d’une plume aiguë : l’autre devient l’ombre qui menace, le rival silencieux. Ce n’est pas tant l’objet qu’il pourrait m’arracher qui me ronge, mais l’être supérieur que sa possession semble lui conférer. L’objet est secondaire : ce que je veux, c’est être lui, ou du moins ce que j’imagine de lui à travers ses conquêtes.

Ce n’est pas l’objet lui-même que l’on convoite, mais la plénitude d’être qu’on prête à celui qui le possède.

Car au fond, ce que je poursuis, c’est une intensité de vie. Être plus vivant, plus profond, plus vaste. Et pour cela, je cherche à m’identifier au médiateur, à me rapprocher de sa lumière. L’objet désiré devient l’échelle qui me hisserait à sa hauteur. Don Quichotte, ce héros aux contours flous, cette silhouette mi-burlesque mi-tragique, en est l’illustration saisissante. Girard le voit non pas comme un noble rêveur défiant la banalité du monde, mais comme un homme en manque d’être, copiant maladroitement un modèle littéraire : Amadis de Gaule. Ce n’est pas l’aventure pour elle-même que Don Quichotte cherche, mais l’essence d’Amadis. Il veut le devenir. À travers la quête du chevalier, c’est une essence manquante qu’il tente de s’approprier. Il ne se distingue pas par son originalité, mais par son désir mimétique. Il est le miroir pâle d’un modèle fantasmé.

Cette lecture démystifie l’image héroïque du chevalier errant. Don Quichotte n’invente pas son destin ; il s’en remet aux désirs qu’il croit lire chez d’autres, et s’acharne à les faire siens. Le sublime s’effondre : il ne s’élève pas au-dessus de la masse, il en est le symptôme le plus fidèle. L’homme moderne, persuadé d’être libre dans ses désirs, n’est peut-être qu’un Don Quichotte contemporain : un imitateur travesti en créateur.

Au croisement des siècles : l’itinéraire d’un penseur en quête du désir

René Girard, né le 25 décembre 1923 à Avignon dans une famille cultivée, mène des études d’archiviste-paléographe avant d’être invité aux États-Unis en 1947. Sa carrière universitaire voyage entre Johns Hopkins, SUNY Buffalo et Stanford, lieux où il enseigne la littérature et se consacre à l’élaboration d’une pensée anthropologique radicale. C’est dans l’analyse de romans – Mensonge romantique et Vérité romanesque (1961) – que naît son intuition : les personnages ne poursuivent jamais ce qu’ils veulent vraiment, mais ce que d’autres désirent . Explorant les mythes et rituels dans La Violence et le sacré (1972), il étend sa théorie aux structures collectives de violence et de sacrifice. En 1978, dans Des choses cachées…, Girard inclut la démonstration biblique, plaçant le Christ comme antidote ultime à la victimisation mimétique. Tout au long de cette trajectoire, son projet s’affirme : dévoiler le mimétisme humain, des désirs intimes aux éruptions violentes des collectifs.

L’éveil d’une question et l’écho de ses contradicteurs

La question philosophique centrale émerge au cœur de l’après-guerre : pourquoi l’homme ne semble-t-il pas maître de ses désirs et comment ceux-ci conduisent-ils à la violence collective ? Pour Girard, le désir n’est pas autonome mais imitatif, et la rivalité mimétique engendre un cercle vicieux de conflit, atténué provisoirement par des victimes expiatoires. Mais plusieurs critiques s’élèvent contre ce modèle trop volontariste. Des auteurs comme Joshua Landy ou Soundarya Balasubramani reprochent au cadre girardien de tout expliquer par le mimétisme, et d’ériger la rivalité en cause première de tous les conflits. D’autres lui reprochent sa vision presque gnostique de la société, réduisant cultures et religions à des mécanismes d’accusation. Enfin, certains anthropologues jugent son interprétation des rites trop simpliste, niant la complexité rituelle identifiée par Freud ou Lévi-Strauss.


Des éternels échos : le désir mimétique et les défis contemporains

Le débat autour du désir mimétique ne s’est pas éteint, il a pris un nouvel essor avec d’autres penseurs et dans des domaines variés. Eric Gans, avec son hypothèse originaire, prolonge Girard dans la linguistique cognitiviste : pour lui, la mimésis déclenche le geste inaugural de la parole, permettant la culture plutôt que le sacrifice. En sciences cognitives, les travaux sur les neurones miroirs par Gallese ou Meltzoff confirment empiriquement la dimension imitative étudiée par Girard. Sur le plan politique et médiatique, la pensée girardienne est reprise aujourd’hui par des figures comme Peter Thiel ou JD Vance, qui mobilisent l’idée que les réseaux sociaux amplifient les dynamiques mimétiques et les rivalités symboliques. Robert Armstrong, dans le Financial Times, souligne l’application contemporaine du modèle girardien aux polarisations politiques américaines. Cette réactualisation du débat montre combien Girard reste un paradigme vivant – un point de passage entre anthropologie, théologie, neurosciences et sociologie politique, sans jamais épuiser la trajectoire de la discussion philosophique.

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