Philosophe danois aux allures de prophète solitaire, Kierkegaard s’extirpe des sentiers battus de la pensée grecque et regarde le monde à travers les vitraux obscurs de la tradition chrétienne. Chez lui, l’angoisse n’est pas un accident de l’âme, mais son point d’éveil, sa fracture fondatrice. L’homme n’est pas d’abord un être social ou rationnel : il est un être qui peut — et c’est cette possibilité même, indéterminée et vertigineuse, qui le plonge dans l’angoisse.
Dans Le Concept d’angoisse, Kierkegaard propose une rupture radicale avec les définitions classiques. La peur a un objet : un serpent, une chute, une guerre. L’angoisse, elle, se dresse devant un néant, mais un néant qui palpite, qui suggère et menace tout à la fois. Elle n’est pas suscitée par ce que l’on a fait, mais par ce que l’on pourrait faire. L’homme y découvre qu’il est capable du pire comme du meilleur, qu’il se tient toujours à la lisière du péché — non pas parce qu’il a chuté, mais parce qu’il pourrait chuter. L’angoisse n’est pas la compagne de la faute, mais sa prophétie intérieure. Et dans cette prémonition, Kierkegaard discerne la vérité la plus troublante de l’existence.
Car au cœur du mythe d’Adam, dans cette scène fondatrice où le fruit interdit devient l’embrayeur de la chute, l’angoisse précède l’acte. Adam n’était pas encore coupable. Mais il pouvait l’être. Ce possible l’a saisi, et c’est cette saisie qui a fait naître le péché. Le vertige n’est pas la conséquence de la chute : il en est le prélude. L’angoisse devient dès lors la condition du péché originel, cette faille invisible qui loge en chaque être dès lors qu’il a conscience de pouvoir. De pouvoir dire non, de pouvoir désobéir, de pouvoir être libre.
Ce rien qui nous appelle à tout
Il n’est pas exagéré de dire que Kierkegaard a fondé une métaphysique de l’intime, une théologie du tremblement. Là où les Grecs voyaient le destin, le penseur danois voit le gouffre. Un gouffre qui n’est pas extérieur à nous, mais intérieur. L’angoisse ne vient pas du monde ; elle vient de notre capacité à nous engager sans garantie, à faire un saut dans l’inconnu sans corde de rappel. Kierkegaard nomme ce saut le Spring, et il en fait le geste par excellence de l’existence véritable. Il ne s’agit pas d’un pas prudent vers une vérité démontrée, mais d’un acte de foi, une décision irrationnelle par laquelle l’homme devient acteur de sa vie. La liberté, ici, n’est pas don mais malédiction douce, à la fois appel et fardeau.
Ce saut, cependant, ne se fait pas dans le vide absolu. Il se fait dans l’ombre portée d’un Dieu silencieux. Car si l’angoisse est la condition de la liberté, Kierkegaard voit en la foi la seule réponse possible à ce trouble. Non pas une foi dogmatique ou démonstrative, mais une certitude subjective, éprouvée, qui seule peut apaiser la tourmente du possible. La foi ne supprime pas l’angoisse : elle la transfigure. Elle la détourne du néant pour l’orienter vers une promesse.
L’angoisse n’est pas la peur d’un danger réel, mais l’expérience intime du néant des raisons, l’ombre portée de ce que l’on pourrait devenir.
Dans cette optique, même la sexualité — souvent traitée avec prudence par les penseurs — devient chez Kierkegaard un lieu d’angoisse originelle. Le sexuel n’est pas une donnée naturelle, mais une conséquence du péché. Il n’aurait pas été sans la transgression première. La pudeur, ce trouble à la fois corporel et spirituel, est l’expression d’une angoisse tournée vers le désir. Ici encore, l’individu se découvre tiraillé entre l’innocence qu’il sent fuir et la faute qu’il n’a pas encore commise. La liberté n’est pas un accomplissement serein : elle est un champ de tension, un combat intérieur.
Dans ce théâtre intérieur, l’angoisse n’a pas besoin de justification. Elle n’a pas de cause, pas de point de départ visible. Elle est là, comme une mer calme que l’on pressent capable de tempêtes. Ce n’est pas ce que l’on fait qui nous angoisse, mais ce que l’on pourrait faire. C’est ce pouvoir sans acte, cette liberté nue, qui fait de l’homme un être fragile et sacré à la fois.
Aux marges de Copenhague, les cendres de Job
Dans le silence tamisé des brumes danoises du XIXe siècle, Søren Kierkegaard émergea comme une dissonance prophétique dans une époque dominée par le rationalisme hégélien. Né en 1813 à Copenhague, au sein d’une famille marquée par une piété sombre et austère, Kierkegaard grandit dans l’ombre d’un père mélancolique et obsédé par le péché. Cette éducation rigide, presque biblique, forgea chez le jeune Søren une conscience tragique de la vie, où la douleur, la faute et le salut se mêlaient comme les voix d’un chœur antique. Ses études à l’université de Copenhague furent marquées par un rapport conflictuel à la philosophie hégélienne qu’il jugeait abstraite, déshumanisante, incapable de saisir l’angoisse intime de l’individu devant l’existence. Refusant les systèmes totalisants, il consacra son œuvre à une méditation profonde sur la subjectivité, la foi et la liberté. Dans Le Concept d’angoisse (1844), mais aussi La Maladie à la mort (1849) et Crainte et tremblement (1843), Kierkegaard bâtit une architecture intérieure de l’âme humaine, où l’angoisse n’est pas un accident, mais le seuil dramatique de la liberté. Entre les murs humides de sa chambre, il écrivait à la lumière des évangiles autant qu’à celle des ruptures modernes, façonnant l’une des pensées les plus singulières de son siècle — une pensée écartelée entre Luther et Abraham, entre Socrate et le Christ.
Le miroir brisé de l’universel
L’angoisse kierkegaardienne ne surgit pas dans un vide conceptuel, mais s’inscrit dans une époque tiraillée entre l’espoir prométhéen des Lumières et les doutes naissants de la modernité. Au moment où Hegel prétendait saisir le Tout dans l’enchaînement logique de l’histoire, Kierkegaard posait une bombe à retardement dans le temple de la raison : la subjectivité irréductible de l’individu. Là où Hegel voyait la liberté comme la réalisation de l’esprit dans le cours rationnel du monde, Kierkegaard répondait que la véritable liberté commence dans l’angoisse de l’âme, seule face à Dieu. Cette critique radicale du rationalisme ne resta pas sans échos. Des penseurs comme Karl Marx reprochèrent à Kierkegaard de détourner l’homme de l’histoire réelle, de ses luttes sociales, en l’enfermant dans un intériorisme religieux. Plus tard, Freud, dans sa lecture de l’inconscient, considéra l’angoisse comme symptôme d’un refoulement, d’un conflit pulsionnel, non comme une donnée existentielle fondatrice. Même Heidegger, tout en reconnaissant à Kierkegaard une intuition décisive sur l’être-jeté, préféra dépouiller l’angoisse de ses oripeaux théologiques pour en faire une structure ontologique. Le Danois restait, pour beaucoup, un mystique trop chrétien dans un monde qui se voulait post-métaphysique. Et pourtant, il tenait bon sur la crête de ses paradoxes, refusant toute synthèse apaisée.
Les enfants de l’abîme
L’angoisse, autrefois enfermée dans les marges de la pensée théologique, a retrouvé sous d’autres visages une actualité brûlante dans la philosophie contemporaine. Loin d’être reléguée aux replis d’une subjectivité religieuse, elle devient chez des auteurs comme Jean-Paul Sartre une expérience centrale de la condition humaine : dans L’Être et le Néant, l’angoisse naît de la conscience que rien ne me détermine, que je suis libre — terriblement libre — de choisir mon être. Chez Simone de Beauvoir, elle se décline dans l’expérience existentielle du corps, du genre, de la révolte. Plus récemment, des penseurs comme Alain Ehrenberg ont vu dans la fatigue d’être soi une manifestation contemporaine de cette angoisse existentielle, transformée en mal-être social, en dépression pathologique. L’angoisse, débarrassée de sa teinte purement religieuse, s’est répandue dans les champs de la psychologie, de la politique, de l’esthétique. Même des artistes comme Lars von Trier ou Ingmar Bergman — autres héritiers nordiques — prolongent dans leurs œuvres ce questionnement inquiet sur la foi, la liberté et le vertige du choix. L’héritage de Kierkegaard ne se lit plus seulement dans les séminaires de théologie : il vibre dans nos choix les plus intimes, dans nos silences les plus lourds. Car l’angoisse, dans un monde saturé de possibles, n’a jamais cessé d’être notre lot commun.