Le poison dans le nectar

Le poison dans le nectar

La tendresse humaine est-elle le berceau de sa cruauté ?

Il est des idées qui, tel un vieux vin oublié dans les caves de la pensée humaine, reprennent bouquet à la lumière d’une époque troublée. Celle de la bonté originelle de l’homme, murmurée par Jean-Jacques Rousseau au cœur des Lumières, revient aujourd’hui comme un écho fragile dans la tempête du désenchantement moderne. Contre le bruit des canons et les cris d’Auschwitz, elle ose une autre mélodie : non, l’homme ne naît pas mauvais — il le devient, infecté par les artifices de la civilisation. Là où Hobbes voyait des loups, Rousseau voyait des frères que la société avait trahi.

Rutger Bregman, esprit nordique aux accents rousseauistes, tente de raviver cette flamme dans son ouvrage Humanité, une histoire optimiste. Mais comment oser croire à la bonté première lorsqu’on connaît les tranchées de la Somme, les chambres de Treblinka, les goulags de Sibérie ? Comment croire encore à l’innocence de notre espèce quand tant de larmes ont coulé sur l’autel de sa violence ?

Pour répondre à ces abîmes, Bregman ne convoque ni prophètes ni moralistes, mais des bébés. Oui, des nourrissons. Sous l’œil patient de la chercheuse Kiley Hamlin, à l’âge de six mois à peine, les enfants savent distinguer le bien du mal. Lorsqu’on leur présente une scène de peluches où l’une aide et l’autre entrave, ils tendent presque tous les bras vers la douce, la serviable. Comme si, avant même les mots, un souffle éthique habitait nos petits cœurs.

Mais ce souffle n’est pas un chant pur. Il est strié d’un autre instinct, plus ancien peut-être : la préférence pour ceux qui nous ressemblent. Dans une autre expérience, Hamlin propose aux bébés deux marques de céréales, puis leur présente deux peluches, chacune partageant leur goût ou non. Et cette fois, la bonté recule. Les enfants choisissent majoritairement la peluche qui aime ce qu’ils aiment — même si elle est cruelle. Comme si la morale cédait devant l’identification.

Dès leur plus jeune âge, les bébés préfèrent les semblables aux justes : l’instinct du bien n’est jamais pur, il est toujours enraciné dans l’affinité.

L’empathie, ce feu qui éclaire et consume

C’est là que Bregman tisse le fil d’une idée vertigineuse. L’empathie, ce joyau fragile qui nous unit, pourrait bien être la source de notre cruauté. Car elle est étroite, incapable de s’étendre à l’humanité entière. Elle éclaire, oui, mais comme une lampe dans la nuit : ce qu’elle illumine paraît plus réel, plus proche, tandis que tout le reste s’efface dans l’ombre.

Et dans cette lumière trop vive, nous devenons sourds aux souffrances qui ne partagent pas nos traits, nos langues, nos drapeaux. En ressentant profondément pour quelques-uns, nous justifions parfois d’en haïr d’autres. En souffrant pour les victimes, nous réclamons vengeance. Le pardon devient trahison. L’ennemi n’est plus une figure humaine, mais un brouillard de menaces, un “autre” irrémédiablement hors du cercle de l’émotion.

Bregman ose alors une affirmation glaçante : c’est parce que nous sommes capables de compassion que nous pouvons devenir impitoyables. Notre violence ne naît pas de l’absence d’émotion, mais de son trop-plein mal orienté. L’amour exclusif peut engendrer la haine, l’attachement sélectif peut nourrir le rejet. Et ce n’est pas malgré notre humanité que nous nous détruisons — c’est à cause d’elle.

Les songes du promeneur solitaire

C’est dans le fracas d’un siècle qui croyait pouvoir se libérer de Dieu pour remettre l’Homme au centre du monde que Jean-Jacques Rousseau fit entendre une voix singulière, à contre-courant des Lumières qu’il fréquentait sans jamais totalement y appartenir. Né à Genève en 1712, autodidacte tourmenté, musicien, écrivain, philosophe, Rousseau dérange autant qu’il inspire. À Paris, il fréquente les salons, se lie avec Diderot, écrit pour l’Encyclopédie, mais c’est en s’éloignant de l’agitation urbaine qu’il accouche de ses œuvres les plus fécondes. Dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), puis dans Émile ou De l’éducation (1762), Rousseau affirme une idée subversive : l’homme est bon par nature, et c’est la société qui le corrompt. Il peint un état de nature idéalisé, celui d’un être sensible, libre et pacifique, que la propriété privée, les institutions, et la compétition ont vicié. Ce n’est pas l’homme qu’il faut craindre, mais les chaînes invisibles que l’on a forgées autour de lui, au nom du progrès.

La douceur contestée au cœur du tumulte

Si Rousseau offrit à l’humanité une tendresse originelle, ses contemporains y opposèrent une autre vision, forgée dans le désordre des guerres civiles et dans la méfiance ancestrale. Thomas Hobbes, un siècle plus tôt, voyait dans l’homme un loup pour l’homme : égoïste, animé par le désir de puissance, et contenu seulement par la crainte du Léviathan, l’État. Voltaire, plus proche, ridiculisait le “bon sauvage” de Rousseau, préférant une civilisation policée, certes imparfaite, mais garante de stabilité. La question philosophique que pose Rousseau — l’homme naît-il bon ou mauvais ? — émerge à un moment où l’on tente de redessiner le monde selon la raison. Mais à quoi bon la raison si elle sert à justifier l’inégalité ? À quoi bon le progrès si les cœurs s’endurcissent ? Ses contradicteurs, armés de scepticisme ou d’ironie, répliquent que l’homme livré à lui-même retombe dans la loi du plus fort. Le rêve rousseauiste paraît, à leurs yeux, naïf, voire dangereux.

L’écho des âmes dans les ruines du XXe siècle

Après les carnages du XXe siècle, la question de la nature humaine ne pouvait plus être abordée avec légèreté. Les camps de la mort, les génocides, les totalitarismes ont mis à l’épreuve les thèses de Rousseau. Mais le débat ne s’est pas éteint, il s’est transformé. Hannah Arendt, en décrivant la “banalité du mal”, montre que ce ne sont pas toujours des monstres qui perpètrent l’horreur, mais des hommes ordinaires, obéissants, insérés dans un système. Steven Pinker, dans The Better Angels of Our Nature (2011), adopte une posture éclairée : selon lui, malgré les apparences, la violence régresse à l’échelle historique. À l’inverse, Noam Chomsky souligne que les structures du pouvoir continuent de nourrir des dynamiques de domination meurtrières. Et Rutger Bregman, aujourd’hui, tente de réhabiliter Rousseau avec les outils des sciences cognitives et de la psychologie du développement. À travers lui, c’est une humanité vulnérable, émotive, faillible mais fondamentalement portée vers le bien, qui cherche à se faire entendre sous les décombres d’un monde fracturé.

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