Cette théorie met en lumière une attribution inégale de valeurs entre les sexes dans la quasi-totalité des sociétés humaines. À la masculinité, on associe systématiquement des qualités valorisées – puissance, rationalité, autorité –, tandis que la féminité est confinée dans une sphère de faiblesse ou d’infériorité. Cette dynamique trouve sa source dans le besoin impérieux, pour les hommes, de contrôler ce qu’ils ne peuvent créer eux-mêmes : la vie. La femme, en tant que génitrice, devient le centre de luttes de pouvoir où son propre corps se transforme en territoire à conquérir, à réglementer, à posséder.
Oeuvres | Thématiques et année de publication |
Masculin/Féminin : La pensée de la différence | Analyse des représentations de genre (1996) |
Masculin/Féminin II : Dissoudre la hiérarchie | Déconstruction des inégalités (2002) |
Le Sel de la vie | Essai autobiographique sur les plaisirs simples (2012) |
Le long héritage de la domination masculine : quand la nature devient prétexte
Héritier ne s’arrête pas à la biologie pour expliquer cette domination. Elle explore les constructions sociales et culturelles qui ont institutionnalisé l’idée que les hommes sont naturellement supérieurs aux femmes. Elle déconstruit ces idées en rappelant que la nature n’est pas l’arbitre d’une quelconque supériorité. Comme elle le souligne dans une formule glaçante mais percutante : « L’Homme est le seul animal dont le mâle tue la femelle ». Cette domination n’est pas un prolongement d’instincts primaires ; elle est née d’une conscience, d’une intelligence tournée vers la préservation d’un pouvoir que les hommes ont craint de perdre face à la puissance reproductive féminine.
Cette peur a poussé à des mécanismes de contrôle social. Le mariage, par exemple, s’inscrit dans cette logique : il garantit l’identité des héritiers en liant la maternité, toujours certaine, à une paternité que l’on cherche à établir comme indiscutable. Au fil des siècles, cette emprise s’est renforcée par d’autres moyens. La place de la femme a été limitée à l’espace privé, tandis que des inégalités structurelles – dans l’éducation, l’accès aux finances ou même la liberté de circuler – se sont multipliées. L’insécurité dans l’espace public n’est pas un hasard, mais une continuation de cette volonté d’assujettissement.
La capacité reproductive des femmes, loin d’être valorisée, est devenue une source de leur répression, instituant un contrôle systématique de leur corps et de leurs libertés.
Héritier rappelle également que l’histoire regorge de discours savamment construits pour justifier cet ordre des choses. De l’Encyclopédie (1751) décrivant les femmes comme « naturellement subordonnées » au discours de Pierre-Gaspard Chaumette (1793) interdisant aux femmes l’activité politique sous prétexte qu’elles appartiennent à la sphère privée, les exemples abondent. Ces récits, qu’ils se parent de science ou de morale, révèlent surtout une crainte face à l’autonomie féminine.
Un combat qui continue : entre contrôle et émancipation
Pour Héritier, le féminisme n’est pas simplement une réponse à une injustice historique ; il est la clef pour inverser ces dynamiques de domination. Elle insiste sur le rôle fondamental des luttes pour le droit à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Ces avancées offrent aux femmes une reprise de contrôle sur leur propre corps et une capacité à échapper, au moins en partie, au rôle de « génitrice imposée » qui leur a été assigné.
Cependant, le chemin reste long. L’histoire nous enseigne que ces droits, arrachés au prix de combats acharnés, restent fragiles. Ils doivent être constamment défendus pour qu’un jour, les rapports entre hommes et femmes ne soient plus déterminés par cette valence différentielle des sexes, mais par une égalité véritable. Héritier nous invite à un questionnement profond, non seulement sur les fondements de cette domination, mais aussi sur les outils pour y mettre fin. La liberté du corps féminin, conclut-elle, est sans doute le premier pas vers une libération des esprits.
Aux Sources de la Pensée : l’Éveil d’une Anthropologue
Née le 15 novembre 1933 à Veauche, dans la Loire, Françoise Héritier grandit au sein d’une famille issue de la petite bourgeoisie rurale, un environnement qui nourrit son intérêt pour les différences de comportements et de statuts sociaux. Ses études au lycée Racine, puis en hypokhâgne au lycée Fénelon à Paris, la mènent à découvrir l’ethnologie lors d’un séminaire de Claude Lévi-Strauss à la Sorbonne, une révélation décisive pour sa carrière. En 1957, elle entreprend sa première mission ethnographique en Haute-Volta (actuel Burkina Faso) auprès des Samo, aux côtés de l’anthropologue Michel Izard. Cette expérience de terrain approfondit sa compréhension des systèmes de parenté et des structures sociales africaines. En 1982, elle succède à Lévi-Strauss au Collège de France, devenant la deuxième femme à occuper une chaire dans cette institution prestigieuse. Ses travaux majeurs, tels que L’Exercice de la parenté (1981) et Masculin/Féminin : La pensée de la différence (1996), explorent les mécanismes de la domination masculine et introduisent le concept de « valence différentielle des sexes », une notion clé pour comprendre les hiérarchies de genre dans les sociétés humaines.
Le Chant des Contradictions : Débats autour de la Valence Différentielle
La théorie de la valence différentielle des sexes, proposée par Héritier, postule une hiérarchisation universelle des genres, attribuant systématiquement une valeur supérieure au masculin. Cette perspective a suscité des débats au sein de la communauté anthropologique. Des critiques ont notamment souligné que cette théorie pourrait négliger la diversité des expériences culturelles et historiques, où les relations de genre ne se conforment pas toujours à une dichotomie rigide. Certains chercheurs ont également contesté l’idée d’une universalité de la domination masculine, arguant que des sociétés matrilinéaires ou égalitaires offrent des contre-exemples significatifs. Ces discussions reflètent la complexité de l’analyse des rapports de genre et l’importance de considérer les contextes spécifiques dans lesquels ces relations se manifestent.
Échos Contemporains : Résonances et Transformations du Débat sur le Genre
Depuis les travaux pionniers de Françoise Héritier, le débat sur les hiérarchies de genre a évolué, intégrant les perspectives d’autres penseurs contemporains. Des sociologues et philosophes, tels que Pierre Bourdieu avec son concept de « domination masculine », ont enrichi la compréhension des mécanismes sociaux perpétuant les inégalités de genre. Par ailleurs, les études de genre et les mouvements féministes actuels mettent en lumière l’intersectionnalité, reconnaissant que les expériences de genre sont également façonnées par des facteurs tels que la race, la classe sociale et l’orientation sexuelle. Cette approche multidimensionnelle permet une analyse plus nuancée des structures de pouvoir et des moyens de les déconstruire, témoignant de l’évolution continue du débat philosophique sur le genre et l’égalité.