Tandis que la vue se pavane avec ses images éclatantes et que l’ouïe s’impose par la majesté des symphonies, le nez demeure en retrait, considéré comme un vestige animal, une relique de nos instincts primitifs. Même le goût, parfois méprisé, finit par trouver sa place dans l’évaluation des œuvres d’art, ajoutant aux créations une dimension sensorielle plus acceptable. Pourtant, l’odorat, fragile, éphémère et insaisissable, reste perçu comme un mirage fugace, indigne de réflexion. Pourquoi cette mise à l’écart ?
Quand l’oubli du nez s’entremêle aux relents de la mort
Chantal Jaquet, dans sa provocatrice Philosophie de l’odorat (2010), propose de réhabiliter cette perception que l’on croyait bannie de l’esprit. Pour elle, l’odorat n’est pas qu’un vestige animal ou une simple fonction physiologique. Il devient un terrain de la raison, un espace où la pensée peut s’ancrer pour explorer de nouvelles vérités. Jaquet ne cherche pas seulement à combler le silence olfactif, mais bien à réveiller cette conscience endormie, enfouie dans la mémoire collective, comme si le nez, pourtant placé au centre de notre visage, s’était effacé du champ de la réflexion philosophique.
L’historien Alain Corbin, de son côté, a décrit ce silence olfactif comme le reflet de luttes sociales et culturelles. Le bourgeois, parfumé et aseptisé, se distingue du prolétaire, jugé puant, comme pour marquer la frontière entre la dignité et l’ignominie. Plus encore, cette désodorisation progressive de l’espace public traduit une volonté d’effacer les traces de la mort elle-même. Les relents de putréfaction, les émanations des cadavres, tout cela devait disparaître pour laisser place à l’illusion d’une vie pure et inaltérée. Ce refoulement olfactif ne serait-il pas un moyen d’exorciser l’angoisse de notre propre finitude ?
La désodorisation n’est pas seulement une quête d’hygiène, mais un combat contre l’angoisse de la mort, un refus de sentir l’inéluctable.
Pour Jaquet, toutefois, l’analyse de Corbin reste incomplète. En réduisant l’odorat aux sciences de la physiologie ou de la communication, on l’empêche de devenir ce qu’elle revendique : une véritable philosophie du nez. Ce défi semble titanesque, tant l’olfaction se dérobe aux catégories intellectuelles. L’odeur, volatile, fugace, n’a ni l’épaisseur d’un concept ni la solidité d’une idée. Elle est là, immédiate, sans médiation possible. D’où la question : peut-on philosopher sur ce qui ne se fixe jamais ?
Le souffle de la vérité : entre flair et fulgurance
L’odorat, associé au flair animal, semble se heurter aux exigences de la pensée conceptuelle. Sentir n’est pas raisonner, diraient les puristes. La vérité qui se devine n’a pas la même valeur que celle qui se construit patiemment. Pourtant, Jaquet bouleverse cette conception : loin d’être un handicap, cette immédiateté olfactive est une force. Elle nous permet de saisir une vérité directe, sans l’encombrement des démonstrations logiques. Le parfum surgit, et avec lui, une certitude s’impose, irréfutable. C’est la fulgurance de la perception qui donne à l’odorat sa singularité.
Ce modèle d’une vérité intuitive, captée par le nez, ne remet-il pas en cause la suprématie de la raison froide et calculatrice ? Loin de se limiter à l’instinct animal, l’odorat devient la métaphore d’une connaissance autre : celle qui ne s’explique pas mais qui s’éprouve. La philosophie, traditionnellement réservée aux abstractions de l’esprit, pourrait-elle accueillir cette approche sensorielle ? Jaquet ne se contente pas de poser la question ; elle invite à réimaginer la pensée elle-même, comme un souffle imprévisible, à l’image du parfum.
Loin de mépriser l’olfaction, la philosophie de Jaquet la magnifie. Elle lui rend justice en en faisant le symbole d’une quête du vrai, où la perception immédiate devient preuve irréfutable. La vérité, enfin, retrouve son parfum originel, celui d’une présence vive, insaisissable, mais profondément ancrée dans l’instant.
Les Parfums de la Pensée : Le Voyage Intellectuel de Chantal Jaquet
Née en 1956 dans le hameau savoyard de Tincave, Chantal Jaquet émerge d’un milieu modeste où son père, successivement berger, mineur puis employé communal, et sa mère au foyer, façonnent un environnement humble mais riche en valeurs. Élève boursière, elle gravit les échelons académiques avec une détermination sans faille, intégrant l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses et obtenant l’agrégation de philosophie. Sa passion pour Spinoza la conduit à une thèse explorant les concepts de temps, durée et éternité chez le philosophe, soutenue en 1994 sous la direction de Jean-Marie Beyssade. Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle se distingue par ses recherches sur la philosophie du corps et les transclasses. C’est dans cette quête de compréhension des expressions de la puissance d’agir qu’elle s’intéresse à l’odorat, un sens souvent négligé, et publie en 2010 Philosophie de l’odorat, une œuvre pionnière visant à réhabiliter ce sens dans le champ philosophique.
Les Effluves Contestés : Débats et Détracteurs de la Philosophie Olfactive
L’entreprise de Chantal Jaquet, visant à intégrer l’odorat dans le domaine philosophique, se heurte à une tradition intellectuelle qui a longtemps privilégié la vue et l’ouïe comme vecteurs principaux de connaissance. Des penseurs tels qu’Étienne Bonnot de Condillac, dans son Traité des sensations (1754), ont exploré l’odorat mais l’ont souvent relégué au rang de sens primaire, moins fiable pour l’acquisition de connaissances complexes. De plus, des critiques contemporains estiment que l’olfaction, en raison de sa subjectivité et de son caractère éphémère, ne se prête pas aisément à l’analyse conceptuelle rigoureuse exigée par la philosophie. Ils soutiennent que les odeurs, dépourvues de structure linguistique claire, échappent aux catégories traditionnelles de la pensée rationnelle.
Vers de Nouveaux Horizons Olfactifs : Évolutions Contemporaines du Débat
Malgré les réticences, le débat sur la place de l’odorat en philosophie connaît un renouveau grâce à des chercheurs contemporains. Ann-Sophie Barwich, philosophe et neuroscientifique, explore dans son ouvrage Smellosophy: What the Nose tells the Mind (2020) les liens entre l’olfaction, la cognition et la neuroscience, proposant une approche interdisciplinaire qui dépasse les clivages traditionnels. Par ailleurs, des historiens comme Alain Corbin, dans Le Miasme et la Jonquille (1982), ont mis en lumière l’importance des odeurs dans les représentations sociales et culturelles, soulignant leur rôle dans la construction des sensibilités collectives. Ces contributions contemporaines témoignent d’une ouverture croissante à la reconnaissance de l’olfaction comme un domaine légitime de réflexion philosophique et scientifique, enrichissant notre compréhension des interactions entre les sens, l’esprit et la société.