La technologie peut-elle s’enraciner sans s’uniformiser ?

Le chant brisé des machines

La technologie peut-elle s’enraciner sans s’uniformiser ?

Le chant brisé des machines

Dans les récits triomphants de la modernité, forgés au souffle des Lumières, une conviction s’est insinuée : celle d’une technologie universelle, rationnelle, détachée de toute attache terrestre. On la disait logique comme un théorème, efficace comme une horloge, pure comme un chiffre. Mais c’était là oublier que toute logique naît d’un regard, et que toute horloge bat au rythme d’un peuple.

C’est cette croyance que Yuk Hui, penseur hongkongais aux accents de sage taoïste et de cyber-philosophe, s’attache à fissurer. Il ne nie pas la puissance des machines, ni l’utilité de leurs promesses, mais il s’interroge sur leur langue maternelle. Et cette langue, selon lui, est bien souvent un dialecte occidental déguisé en universel.

Contre ce récit dominant, il propose un concept audacieux : la technodiversité. Car il existe, dit-il, une pluralité de manières de concevoir, de fabriquer, d’utiliser. Chaque culture, chaque territoire, chaque climat est porteur d’une manière propre d’habiter le monde — et donc d’inventer ses outils. L’idée d’un progrès technique linéaire et homogène s’effondre alors comme une tour bâtie sans fondations culturelles. Ce que Hui exhume, c’est une mémoire enfouie : celle d’un monde où la technique n’était pas coupée du sens, mais entremêlée au mythe, à l’éthique, à l’horizon.

La technologie, loin d’être neutre et universelle, est un miroir des cultures qui la façonnent : chaque outil, chaque ville, chaque geste technique porte l’empreinte d’une cosmologie.


La modernité déchirée, ou l’exil des formes

Le Japon, la Chine, et d’autres nations encore, ont souvent adopté les outils de l’Occident comme on revêt un vêtement trop étroit ou trop étranger. Il en résulte une fracture intérieure : un glissement invisible entre l’âme d’un peuple et les objets qu’il manipule. L’héritage culturel y vacille, les gestes se font mécaniques, les villes se dressent contre le ciel, mais ne dialoguent plus avec la terre.

Le philosophe observe alors les métropoles comme on scrute un mirage. Partout, les mêmes tours surgissent : bétonnées, verticales, oublieuses des séismes ou des vents du désert. Partout, des plans d’urbanisation indifférents aux ressources locales, aux traditions vernaculaires, aux énergies fragiles. Et pourtant, derrière chaque façade standardisée, une mémoire lutte pour ne pas s’effacer.

Yuk Hui, sans rejeter la technologie ni tomber dans la nostalgie d’un âge d’or, appelle à une réinvention radicale. Il souhaite réinscrire l’innovation dans la cosmologie propre à chaque société, dans la respiration lente de ses récits fondateurs. Il retrouve ici l’intuition profonde d’André Leroi-Gourhan, ce préhistorien du geste qui voyait dans chaque outil une extension du corps, une émanation du groupe et de son environnement.

Un marteau en Chine, une charrue au Maroc, une flèche chez les Hopis — tous ces objets sont bien plus que leur fonction : ce sont des porteurs de sens, des dépositaires de mythes, des archives silencieuses. Il faut écouter ces silences, dit Hui, car ils portent en eux la possibilité d’un autre avenir : non pas celui d’une modernité unique, mais celui de modernités multiples, enracinées, vivantes.

L’érudit aux frontières : Yuk Hui, entre cybernétique et taoïsme

Né à Hong Kong en 1982, Yuk Hui est un penseur à la croisée des mondes. Formé entre son Asie natale et l’Europe continentale, il étudie l’informatique à Hong Kong avant de se tourner vers la philosophie en Allemagne, où il sera profondément influencé par les travaux de Gilbert Simondon, Bernard Stiegler et Martin Heidegger. Sa pensée se forge à l’intersection entre ingénierie et métaphysique, entre code numérique et mémoire culturelle. Dans ses ouvrages majeurs — On the Existence of Digital Objects (2016), The Question Concerning Technology in China (2016), et Recursivity and Contingency (2019) — il s’attaque à la prétendue neutralité de la technologie moderne, qu’il déconstruit patiemment pour mieux réinscrire dans une pluralité d’horizons culturels. Sa philosophie n’est pas un rejet de la technique, mais un plaidoyer pour sa réappropriation située. Chez lui, la notion de « cosmotechnique » devient centrale : chaque culture articule, à sa manière, une vision du cosmos et une logique technique. Il ne s’agit plus de s’aligner sur un progrès global, mais de retrouver, dans chaque coin du monde, les chants enfouis de la technique réenchantée.


Les voix discordantes : universalistes et pragmatistes face à la technodiversité

La pensée de Yuk Hui s’inscrit dans une époque dominée par les géants de la Silicon Valley, où l’innovation technologique est souvent synonyme de standardisation mondiale. Face à son appel à la technodiversité, certains objectent que la technologie, parce qu’elle obéit à des logiques d’efficacité et de rationalisation, tend naturellement vers l’universalisation. Des penseurs comme Jürgen Habermas, bien qu’ouverts à la critique, défendent encore une forme de modernité rationnelle qu’il conviendrait d’amender plutôt que de fragmenter. D’autres, plus pragmatiques, comme certains économistes du développement, avancent que l’adoption des technologies dites « avancées » est un passage obligé vers la croissance, même si cela implique un arrachement culturel temporaire. Dans le champ philosophique, des critiques lui reprochent aussi de réactiver un relativisme culturel susceptible de freiner la coopération globale sur les enjeux climatiques ou sanitaires. En retour, Hui répond que c’est précisément l’uniformisation qui affaiblit notre capacité collective à répondre à ces défis, car elle détruit les formes locales de résilience, d’harmonie écologique et de savoirs silencieux.


De la Silicon Valley aux Andes : vers une symphonie des techniques

Le débat ouvert par Yuk Hui ne s’éteint pas dans les marges académiques. Il traverse aujourd’hui les mouvements indigènes, les architectes de la permaculture, les ingénieurs en énergie renouvelable, les philosophes des Suds. Des figures comme Arturo Escobar, anthropologue colombien, plaident également pour un « design ontologique » enraciné dans les cosmovisions locales, en particulier dans les Andes ou l’Amazonie. Le philosophe indien Sundar Sarukkai, quant à lui, rappelle que l’Inde précoloniale proposait déjà des formes techniques cohérentes avec ses traditions spirituelles et que leur effacement fut le prix de la modernité impériale. Même en Europe, des penseurs comme Bruno Latour ou Vinciane Despret explorent des manières alternatives de penser la technique, non plus comme une domination de la nature, mais comme une cohabitation sensible avec le vivant. L’horizon n’est plus à l’unification des systèmes techniques, mais à leur polyphonie. Les débats actuels autour des intelligences artificielles, des villes intelligentes ou des technologies de surveillance redonnent une acuité politique et éthique à la question posée par Hui : quel monde construisons-nous, et selon quelle image du monde ?

Vous aimez lire nos décryptages ?

Soutenez-nous ! Parce que nous sommes un média :

Quand la lumière devient ténèbres

Mais que reste-t-il de cette promesse quand l’homme découvre que la torche qu’il...

L’animal qui rêva de maîtriser la foudre

Car voilà que la Technique – non plus l’outil mais la force –, s’est imposée com...

L’Anthropocène : le miroir des erreurs humaines et des espoirs brisés

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, dans L’Événement anthropocène, dév...

Les paradoxes d’un univers insaisissable : Bohr et le défi de la réalité quantique

OeuvresThématiques et année de publicationOn the Constitution of Atoms and Molec...

Quand la lumière devient ténèbres

Mais que reste-t-il de cette promesse quand l’homme découvre que la torche qu’il brandissait a mis le feu à sa propre maison ? En 1947, Max Horkheimer et Theodor Adorno, réfug...

L’animal qui rêva de maîtriser la foudre

Car voilà que la Technique – non plus l’outil mais la force –, s’est imposée comme un empire autonome, intransigeant, sans visage et sans âme. Jacques Ellul, prophète discret ...

L’Anthropocène : le miroir des erreurs humaines et des espoirs brisés

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, dans L’Événement anthropocène, développent cette thématique en lui donnant une profondeur nouvelle. Leur travail dépasse les anal...

Les paradoxes d’un univers insaisissable : Bohr et le défi de la réalité quantique

OeuvresThématiques et année de publicationOn the Constitution of Atoms and MoleculesModèle atomique de Bohr (1913)The Quantum Postulate and the Recent Development of Atomic Th...

Rejoignez notre communauté

Recevez chaque semaine nos derniers dossiers, grands entretiens et décryptages dans votre boite mail !