Geoffroy de Lagasnerie, dans Par-delà le principe de répression, interroge cet héritage. Il ne s’en fait pas le fossoyeur amer, mais l’anatomiste implacable. À travers une critique méthodique, il montre que cette rationalisation s’est muée en homogénéisation, imposant une même réponse pénale à une multitude de situations profondément hétérogènes. La singularité des douleurs vécues, les contextes intimes, les causes sociales : tout cela est dissous dans le moule impersonnel du droit pénal. La peine devient alors une formule, et non un remède.
La répression homogène ne diminue ni la violence ni la récidive ; elle l’alimente, en ignorant la pluralité des blessures humaines.
Lagasnerie ouvre alors une brèche dans l’épaisse muraille répressive. Il observe que loin d’atténuer les tensions, le système les exacerbe. Le punir n’apaise pas, il stigmatise. Il n’éteint pas les conflits, il les fossilise dans des cellules. Il n’enseigne rien, si ce n’est la répétition du traumatisme. Son regard se tourne vers les expériences nord-américaines et européennes, où des politiques pénales moins répressives ont vu émerger un autre visage du social : moins tendu, moins violent. Il ne s’agit pas d’une utopie naïve, mais d’une hypothèse empiriquement fondée. Là où l’on cesse de brandir le fouet, on entend parfois les murmures de la réconciliation.
Le crime effacé, la blessure reconnue
Mais la force de l’essai de Lagasnerie ne tient pas seulement à sa critique du système pénal actuel. Elle réside dans l’audace de son alternative : et si l’on cessait de parler de crime ? Et si l’on reconnaissait que cette notion n’est qu’un artifice étatique, une balise administrative posée sur des tragédies humaines ?
Lagasnerie propose de substituer au mot « crime » celui de « blessure ». Le premier fige l’acte dans le registre du délit contre l’ordre. Le second l’inscrit dans la chair, dans l’expérience, dans la douleur. La blessure n’est pas un simple fait juridique, c’est une réalité vécue. Elle invite à d’autres formes de réponses : écoute, réparation, prévention. Elle permettrait à l’État de quitter son rôle de bourreau froid pour devenir accompagnateur, médiateur, réparateur.
Cette vision s’inscrit dans la pensée abolitionniste, mais elle en renouvelle les fondements. En convoquant Nils Christie, Lagasnerie dénonce la confiscation des conflits par l’État. En criminalisant les différends, on les retire aux mains des protagonistes, on les vole aux communautés, on les fait taire au nom de l’ordre public. Pourtant, dit-il, la justice ne saurait être qu’une mécanique centralisée ; elle devrait être un forum, un lieu de parole partagée.
Dans ce monde réimaginé, les victimes ne seraient plus reléguées au rang de simples spectatrices du procès. Elles reprendraient voix et place. Les auteurs ne seraient plus des coupables abstraits, mais des sujets à réinsérer dans un tissu social réhabilité. Lagasnerie rejette l’idée, tenace mais fallacieuse, selon laquelle la punition de l’auteur compenserait la douleur de la victime. Il y voit une illusion collective, une « magie sociale » aussi rassurante que vaine, qui transforme une souffrance muette en peine chiffrée, croyant ainsi réparer l’irréparable. Ce n’est pas en ajoutant une souffrance à une autre que l’on fait justice. C’est en reconnaissant les blessures, en leur donnant forme, sens, dignité.
Le cri discret de l’intellectuel en exil
Geoffroy de Lagasnerie est un penseur qui avance en diagonale dans un monde trop souvent linéaire. Né en 1981, il s’inscrit dans une tradition française de philosophie critique, mais sans jamais céder à l’académisme. Formé à l’EHESS, nourri par la sociologie de Bourdieu, la philosophie politique de Foucault et les luttes LGBTQ+, il s’éloigne pourtant de toute orthodoxie pour forger une pensée à vif, toujours ancrée dans l’urgence du présent. Dans La conscience politique, Juger, L’art de la révolte ou encore Minimiser les dommages, il s’interroge sur les dispositifs d’enfermement, les logiques d’exclusion, les silences de l’université. Par-delà le principe de répression s’inscrit dans cette lignée : un essai dense, brûlant, à mi-chemin entre la sociologie politique et l’éthique radicale. Il y reprend, tout en les détournant, les enseignements de Beccaria et de Nils Christie, pour offrir une méditation inédite sur la justice, non comme sanction, mais comme soin. À l’image d’un médecin de l’âme sociale, Lagasnerie ne veut pas punir, il veut comprendre la douleur. Il ne cherche pas à rétablir un ordre, mais à panser les déchirures invisibles du tissu collectif.
Quand la justice devient spectacle
La pensée de Lagasnerie n’émerge pas dans le vide. Elle prend racine dans une époque saturée de caméras de surveillance, de chaînes d’information continue, de procès spectaculaires où la justice devient performance. Le système pénal contemporain s’est construit sur la promesse d’un ordre rationnel. Il s’agit d’identifier, de condamner, de punir – et de recommencer. Ce rituel social rassure, mais il exclut. Il neutralise la parole des victimes, tout en enfermant les auteurs dans un statut figé d’ennemis publics. Face à cette mécanique glaciale, Lagasnerie propose une révolution sensible. Mais il ne fait pas l’unanimité. Certains intellectuels, notamment ceux héritiers d’un républicanisme pénal (comme Élisabeth Badinter ou Alain Finkielkraut), défendent l’idée que la peine est un vecteur de responsabilité et de réparation. D’autres encore, plus technocrates, soutiennent que l’uniformité des peines est garante de l’égalité devant la loi. Pour eux, l’individualisation ouvrirait la porte à l’arbitraire et à l’inefficacité. Dans un monde traversé par la peur sécuritaire, par l’obsession du contrôle, la voix de Lagasnerie dérange : elle parle de blessure quand on exige de parler de crime ; elle convoque l’écoute quand on réclame l’exclusion. Mais c’est précisément cette dissonance qui lui confère sa puissance prophétique.
Vers une justice en partage
Le débat ouvert par Lagasnerie ne s’est pas refermé. Il s’enrichit aujourd’hui d’échos venus d’autres territoires de pensée. Des mouvements de justice restaurative, inspirés par les traditions autochtones et les expériences locales en Afrique du Sud, en Colombie ou en Nouvelle-Zélande, donnent corps à l’idée d’une justice où la reconnaissance prime sur la punition. Des philosophes comme Judith Butler interrogent les normes mêmes qui fondent la pénalité, tandis qu’Angela Davis, dans Are Prisons Obsolete ?, questionne l’existence même de l’institution carcérale. Le sociologue Didier Fassin, dans La Force de l’ordre, éclaire quant à lui les dérives policières et les violences d’État qui émanent d’un système saturé de suspicion. Tous, à leur manière, prolongent ou déplacent le geste de Lagasnerie. La notion de « blessure » qu’il propose rencontre celle de « souffrance sociale » chez Christophe Dejours, ou encore celle de « trauma collectif » chez Paul Ricoeur. Ce n’est plus seulement le crime qu’il s’agit de penser, mais le lien brisé qu’il révèle – et la manière de le retisser sans passer par l’humiliation de l’autre. Une page est peut-être en train de se tourner, discrètement, dans le silence des prétoires.