Quand l’Histoire chevauche un cheval
Octobre 1806, Hegel et Napoléon se croisent à Iéna, dans l’actuelle Allemagne. Alors que le premier achève d’écrire La Phénoménologie de l’Esprit, le second se prépare à remporter une victoire décisive, forçant la Prusse à se soumettre au projet d’une Europe napoléonienne.
Alors qu’il aurait toutes les raisons de haïr cet “homme sans nom”, comme le qualifiait Fichte, autre philosophe allemand contemporain de Napoléon, Hegel, au contraire, le voit comme un libérateur, mieux : comme un héros. Pour Hegel, Napoléon fait avancer l’Histoire, il emmène les peuples vers la suite naturelle et inexorable du processus historique. En cela, Napoléon fait partie de ces grands hommes, aux passions débordantes, dont l’Histoire se sert comme d’un instrument pour faire progresser l’humanité vers la liberté.
Voir Napoléon à cheval, c’est assister à l’Histoire elle-même qui prend forme et s’impose au monde.”
L’Esprit et ses instruments
L’Histoire, chez Hegel, a un sens, une raison, une direction. Les événements historiques n’ont rien de hasardeux : ils sont le fruit d’une volonté objective, celle de ce qu’il appelle “l’Esprit”, qui guide l’humanité sur le chemin du progrès et de la liberté.
Autrement dit, l’histoire universelle est conduite par “l’Esprit”, une volonté qui se matérialise à travers les peuples et les individus, lesquels avancent inexorablement vers une société plus libre. Toutefois, ce progrès n’est pas linéaire. Hegel explique que l’humanité passe par différents stades d’évolution, et que certains événements semblent faire reculer l’Histoire. Ils n’en sont pas moins nécessaires : c’est en expérimentant le négatif que les Hommes apprennent à le dépasser.
L’Esprit, pour faire avancer l’histoire universelle, doit agir dans la vie des individus et des sociétés. Il se sert alors des passions humaines. Ainsi surgissent de temps à autre de grands hommes, aux passions démesurées, qui ne sont en réalité que des instruments de l’Histoire. Que Napoléon soit mû par une soif de conquête ne change rien au regard qu’Hegel porte sur lui : il est celui que l’Histoire a choisi pour accomplir son dessein. La passion est le moteur des grands hommes, par laquelle l’Histoire se réalise. “Rien de grand dans le monde ne se fait sans passion”, écrit le philosophe.
Chez Hegel, même les passions les plus brûlantes ne sont pas des caprices, mais les instruments dont l’Esprit se sert pour conduire l’humanité vers la liberté.”
C’est pour toutes ces raisons que, le 13 octobre 1806, la veille de la bataille d’Iéna, Hegel confie dans une lettre à son ami Niethammer : “J’ai vu l’Empereur, cette âme du monde, sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré en un point de l’espace, assis sur son cheval, s’étend sur le monde et le domine.” Plus loin, il écrira que l’avènement de l’Empire napoléonien fait partie de ces événements “qui ne se produisent que tous les 100 ou 1000 ans”, permettant à l’Histoire d’amener les Hommes à un stade d’évolution supérieur.