La technologie peut-elle justifier le retour d’un pouvoir autoritaire au nom de l’efficacité ?

Les Lumières Noires ou la tentation du Roi-PDG

La technologie peut-elle justifier le retour d’un pouvoir autoritaire au nom de l’efficacité ?

Les Lumières Noires ou la tentation du Roi-PDG

Curtis Yarvin, influent penseur des sphères néoréactionnaires américaines et de la Silicon Valley, affirme que l’échec de la démocratie libérale américaine à retrouver efficacité et unité serait le fruit d’un dogme politique qui gangrène les milieux médiatiques et universitaires. Les États-Unis, théâtre de profondes divisions socio-politiques, seraient selon lui victimes d’un idéal hégémonique progressiste refusant de reconnaître l’inégalité naturelle des hommes entre eux. Sa réponse ? Le techno-monarchisme.

La doctrine, bien qu’extrême et souvent contradictoire, revendique une portée pratique : celle d’une révolution semblable à celle des Lumières, mais inversée — non plus pour éclairer les masses, mais pour les obscurcir et abolir la démocratie. L’efficacité devient la seule boussole éthique, prolongeant le modèle capitaliste américain. C’est ce qui permet à cette idéologie de séduire certaines élites économiques : Thiel, Musk, Ellison, Andreessen, et jusqu’au pouvoir exécutif de Trump et Vance. Yarvin trouve ainsi un écho puissant dans l’Amérique contemporaine, portée par l’anti-wokisme, l’impérialisme et l’accélérationnisme technologique.

Sous le vernis lumineux de la technologie, c’est une ombre ancienne qui renaît : celle du pouvoir absolu, maquillé en efficacité.

La Cathédrale, symbole de l’oligarchie des classes supérieures, serait inefficace et instable, son énergie épuisée par la faillite de son système. Le pouvoir, dès lors, ne serait qu’une forme vide : le droit n’est qu’une façade, seule compte la capacité à agir. La solution serait, selon Yarvin, une techno-monarchie inspirée du modèle des start-ups, où un Roi-PDG conduirait la nation vers une nouvelle structure sociale, usant des technologies totalitaires comme instruments d’ordre et d’enchantement. Ce césarisme assumé, nourri d’un culte de la performance capitaliste, constitue le cœur du projet des Lumières Noires, mouvement prônant un renversement de l’État de droit et un retour à une hiérarchie autoritaire, sous couvert d’efficacité.



L’empire de la vitesse et la fin du discernement

Les post-vérités sont l’arme majeure de cette inversion des valeurs : l’information outrancière et souvent fausse se multiplie pour désorienter les individus dans leur perception du réel. Le darwinisme social latent de cette pensée justifie alors un modèle de société fondé sur l’efficacité économique, le culte de la personnalité et une mission quasi-eschatologique — combattre la fin des temps par la technologie

Ce projet d’un pouvoir visible, centralisé et productif épouse parfaitement la doctrine trumpiste du chaos : un nationalisme absolu, une restriction des libertés et une centralisation extrême du pouvoir, réduisant au silence la New Left jugée oligarchique et déconnectée, comme en témoigne le traitement réservé à Harvard. L’idéologie des Lumières Noires cherche ainsi à réhabiliter la hiérarchie de la condition humaine et à dépasser la peur occidentale du dictateur.

À ce discours s’ajoute l’ivresse technologique de notre époque : intelligence artificielle, drones, robotique, eugénisme, scrolling, réseaux sociaux, surveillance de masse. La Silicon Valley étend chaque jour son empire, à l’image du projet Palantir de Peter Thiel, qui vise à centraliser la gestion des données étatiques. À terme, ce monopole numérique devrait garantir la toute-puissance impériale des États-Unis sur un monde dépassé.

Les Lumières Noires ne veulent pas abolir la raison, mais la mettre au service d’une machine sans âme : l’efficacité devenue foi.

Les racines philosophiques de Yarvin, souvent déformées, convoquent Nietzsche, Aristote, Carl Schmitt ou encore Hippolyte Taine, pour qui l’Histoire serait façonnée non par des forces sociales, mais par des individus d’exception — justifiant ainsi la figure du Roi-PDG. L’inspiration la plus évidente demeure toutefois Nick Land, véritable père des Lumières Noires, pour qui la démocratie est un régime illusoire et aliénant, et l’accélération technologique la seule voie vers une singularité post-humaine.
Yarvin, lui, cherche une stabilité autoritaire là où Land prône l’effondrement total. Deux routes opposées vers un même horizon : la fin du politique humain.



Le sujet dans la littérature contemporaine

Dans la littérature philosophique récente, la question du pouvoir technologique et de la souveraineté revient comme une hantise. Des penseurs tels que Byung-Chul Han, Bernard Stiegler ou encore Éric Sadin interrogent la dissolution du sujet humain dans les logiques de performance et de contrôle. Han voit dans la transparence numérique un nouveau despotisme doux, où l’homme devient esclave de sa propre exposition. Stiegler, lui, parle d’une prolétarisation de la pensée : l’automatisation détruit l’individuation, rendant le sujet dépendant des dispositifs techniques. Quant à Sadin, il dénonce une ère de gouvernement algorithmique où le calcul se substitue à la décision morale.
Ainsi, la littérature contemporaine n’aborde plus seulement la question de la monarchie politique, mais celle, plus insidieuse, d’une monarchie technologique : un monde où le Roi n’est plus un homme, mais un système.

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