Il parlait de contre-révolution libérale, opérée non par les armes, mais par les désirs. Une mutation théorique d’abord, visant à sauver le capitalisme de sa propre crise de légitimité ; une mue pratique ensuite, étendant le règne du marché à des territoires inédits : ceux de l’intime, du plaisir, du loisir, du rêve.
À ses yeux, mai 68 ne fut pas un assaut contre l’ordre bourgeois, mais son couronnement ironique. Il y voyait un « 14 juillet des nouvelles classes moyennes » : une fête républicaine pour une société qui, en apparence, s’émancipe, mais en profondeur, s’enchaîne. Car cette permissivité nouvelle — permissivité sexuelle, culturelle, vestimentaire — ne serait qu’une illusion stratégique. Derrière le masque du désir, se dissimule la férule du pouvoir. Le mot d’ordre n’est plus « obéis », mais « jouis », et cette injonction-là est bien plus efficace pour perpétuer la servitude.
La formule clouscardienne, cinglante et dense, résume ce paradoxe : « Tout est permis, rien n’est possible. » Le consommateur, gavé d’objets, de plaisirs, de représentations libérées, se croit libre. Pourtant, c’est une liberté sans prise sur le réel, une liberté de surface. Le producteur, lui, continue à peiner, sous les chaînes d’une rationalité économique inchangée.
Le capitalisme a déplacé son champ de bataille : ce n’est plus l’atelier qu’il conquiert, mais la conscience. Le loisir devient lieu d’aliénation, et le désir, instrument de domination.
Pour Clouscard, le germe de cette métamorphose fut injecté dans le corps européen au lendemain de la guerre. Le Plan Marshall, providence économique venue d’Amérique, n’apportait pas que des dollars : il diffusait un modèle culturel, un imaginaire hédoniste, un capitalisme des sensations. La liberté devenait marchandise. Le loisir devenait terrain d’expansion. Et le travailleur d’hier, dansant en blue jean sur des rythmes yankees, devenait le client captif d’une démocratie du désir.
Le chant des sirènes et la camisole dorée
Clouscard n’oppose pas à mai 68 une nostalgie d’ordre ancien, mais une vigilance face à une inversion perverse des valeurs révolutionnaires. Il distingue deux mai 68 : l’un, social, enfoui dans les Accords de Grenelle et les revendications ouvrières ; l’autre, sociétal, bourgeois, libertaire, qui aspire à la transgression sans remise en cause des structures profondes. C’est ce second mai que le capital a su capter, détourner, sublimer.
La logique de ce nouveau capitalisme est claire : plus de chaînes visibles, mais une extension continue du marché au champ du désir. La libido devient économique, et la consommation un rite d’initiation. L’ordre ancien commandait : travaille, épargne, obéis. L’ordre nouveau susurre : consomme, profite, transgresse. L’un disciplinait par le devoir, l’autre aliène par la jouissance. Mais les chaînes n’en sont que plus serrées quand elles se parent de velours.
Prenons le blue jean, icône d’un monde sans classe, prétendument égalitaire. Vêtement d’ouvrier devenu étendard de la rébellion branchée, il incarne ce que Clouscard appelle la stratégie de séduction du capital. Il ne s’agit plus de vendre des produits, mais des postures. Le jeune révolté, persuadé de s’opposer au système, en devient le vecteur inconscient. Son corps, moulé dans le denim, épouse les normes hollywoodiennes. Il croit se libérer, mais épouse le modèle du « corps prêt-à-porter », façonné, exporté, monnayé.
Clouscard pousse sa critique jusqu’à entrevoir une nouvelle dictature, d’un genre inédit. Non plus fascisme de caserne, mais néo-fascisme du centre commercial. L’ordre ne se proclame plus par décret, il s’insinue dans les pulsions. Le marché se substitue au bâton, le plaisir à la matraque. Mais le résultat est le même : soumission. Le consommateur danse, le producteur ploie, et le capital, lui, règne.
Dans les pas d’un hérétique rouge
Michel Clouscard naît en 1928, au cœur d’une France encore meurtrie par la Grande Guerre, et dont les fondations républicaines vacillent sous les assauts de l’histoire. Professeur de philosophie et sociologue marxiste, il incarne une voix dissonante au sein même de la gauche française. Élève de Jean Lacroix et influencé par le marxisme dialectique, il forge une pensée critique, hostile aux illusions de la modernité libérale et aux capitulations idéologiques du Parti communiste français. C’est dans les années 1970, au moment où les utopies révolutionnaires s’effilochent, que Clouscard rédige ses œuvres majeures : Le Capitalisme de la séduction (1981), Critique du libéralisme libertaire (1986), et Le Frivole et le Sérieux (1978). À rebours du climat intellectuel post-soixante-huitard, il dévoile ce qu’il nomme la ruse du capital, qui récupère les désirs d’émancipation pour mieux assurer sa domination. Son style, dense, rugueux, parfois doctrinaire, fait de lui une figure marginalisée dans un monde intellectuel séduit par la French Theory, l’individualisme libertaire et la critique fragmentée du postmodernisme.
Les masques de la liberté et leurs reflets
La critique clouscardienne surgit dans un monde qui croit célébrer sa libération. Après Mai 68, la France entre dans une phase de transformation culturelle accélérée. Les normes vacillent, la consommation explose, l’individu devient la nouvelle idole. Le libéralisme culturel rejoint alors le libéralisme économique dans un même mouvement d’apologie de la fluidité, du choix, du plaisir. Or, là où Clouscard voit un processus de soumission maquillé en transgression, d’autres y perçoivent au contraire un authentique progrès. Pour Gilles Lipovetsky, par exemple, l’émergence d’un “capitalisme esthétique” marque une rupture avec les aliénations fordistes : le consommateur devient acteur de son mode de vie. Pour Luc Ferry ou André Glucksmann, la liberté individuelle prime désormais sur les schémas collectifs hérités du marxisme. Ils dénoncent un discours clouscardien perçu comme passéiste, ascétique, voire autoritaire. Mais Clouscard répond que cette liberté est conditionnée par l’ordre marchand. Il ne s’oppose pas à la jouissance, mais à sa confiscation comme outil de domination. Le débat se joue donc entre deux conceptions du libéralisme : l’une libertaire et émancipatrice, l’autre, à ses yeux, déguisée et complice du capital.
Quand le désir devient gouvernance
Aujourd’hui, alors que les industries du numérique façonnent les subjectivités et que l’attention humaine devient ressource exploitable, la prophétie de Clouscard résonne avec une acuité renouvelée. Des penseurs comme Byung-Chul Han, dans La Société de la transparence ou La Société de la fatigue, décrivent un pouvoir qui ne contraint plus de l’extérieur, mais colonise l’intériorité. La jouissance, au lieu d’être subversive, devient prescriptive. Le sujet contemporain s’exploite lui-même au nom du bien-être, de la performance, de la visibilité. Slavoj Žižek, quant à lui, reprend dans une veine lacano-marxiste cette idée d’un capitalisme qui produit ses propres transgressions pour mieux les absorber. Même dans les champs culturels, la récupération marchande est dénoncée : Mark Fisher, dans Capitalist Realism, montre comment toute critique du système devient elle-même marchandise. Ce que Clouscard entrevoyait dans la révolte en jean des années 1970 prend aujourd’hui la forme d’un nihilisme joyeux, où l’individu consomme sa propre image et rêve de disruption sans fracture. Le marché a gagné la guerre sans combat, en séduisant les armées ennemies.