La science peut-elle prétendre à une objectivité totale ?

Donna Haraway et la critique de la neutralité scientifique

La science peut-elle prétendre à une objectivité totale ?

Donna Haraway et la critique de la neutralité scientifique

Dès le XVIIe siècle, la mathématisation du réel s’impose comme la base de toute démarche scientifique. Les mathématiques, langage abstrait supposé neutre et universel, deviennent le modèle de toutes les sciences, à commencer par l’astronomie et l’optique.

Galilée affirmait alors que « le livre de la nature [était] écrit en langage mathématique ». Depuis, la science s’est présentée comme la voix neutre de la nature, un discours qui ne révélerait que ce qui est. Les équations, mesures et expérimentations seraient ainsi un langage universel offrant un accès direct au réel, débarrassé de toute subjectivité.

Les travaux d’épistémologie de la biologiste et philosophe Donna Haraway remettent en question cette supposée objectivité, en particulier dans les sciences du vivant et les technosciences. Dans Situated Knowledges (1988) et Primate Visions (1989), elle montre que toute connaissance est nécessairement située, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans un cadre culturel et historique qui ne peut offrir qu’une « perspective partielle » sur la nature. La tradition positiviste, héritière d’Auguste Comte, a longtemps voulu croire que la science était capable de voir et de comprendre le monde tel qu’il est. Nietzsche, déjà au XIXe siècle, critiquait cette illusion d’une connaissance purement objective : « une science suppose nécessairement une philosophie, une “foi” préalable qui lui donne une direction, un sens, un limite, une méthode, un droit à l’existence ».

La prétendue neutralité scientifique efface les conditions culturelles et historiques qui influencent toute production de savoir.


La science comme récit situé et responsable

Haraway critique ce « regard de nulle part » (the god trick), qui prétend à la neutralité mais dissimule un point de vue spécifique : occidental, blanc, masculin, hétérosexuel et humain. Toute science mobilise des métaphores, des récits et des cadres d’interprétation. Le discours scientifique oriente, sélectionne et organise les faits, construisant ainsi la nature qu’il prétend seulement décrire. Par exemple, Primate Visions montre que l’anthropologie et la primatologie du XXe siècle reconduisent les stéréotypes de genre et de race de leur époque.

Haraway critique également le relativisme scientifique, qui suppose que toutes les perspectives se valent et qu’aucune vérité n’est possible. « Le relativisme est une manière de n’être nulle part en prétendant être partout à la fois », affirme-t-elle. Le relativisme absolu efface les responsabilités : si tout est relatif, personne n’est responsable des savoirs produits ni de leurs conséquences.

L’objectivité doit être envisagée comme une responsabilité assumée et non comme une neutralité illusoire.

Haraway propose la notion d’« objectivité forte », qui consiste à reconnaître que tout savoir est situé et à expliciter cette position plutôt que de la nier. Cette approche renforce la démarche scientifique en la rendant consciente de ses biais et de ses limites. En confrontant plusieurs perspectives situées, on obtient une vision plus riche et plus robuste des faits. Cette reconnaissance de la pluralité des savoirs ouvre également la voie à une « fabulation spéculative », un point de vue mobile et évolutif, faisant dialoguer chaque domaine et chaque perspective partielle.

À la question : est-ce que la science décrit la nature telle qu’elle est ou est-ce qu’elle la crée, la réponse d’Haraway est double : la science raconte, certes, mais en racontant, elle crée sa propre vérité. Ce constat n’affaiblit pas la démarche scientifique mais invite à la lucidité, à la compréhension et à l’acceptation de la pluralité des perspectives.

Haraway aujourd’hui

Les idées de Haraway continuent de nourrir des débats contemporains en philosophie des sciences, en études féministes et en STS (Science and Technology Studies). Sandra Harding et Evelyn Fox Keller reprennent la critique du « point de vue universel » pour montrer comment le genre et la culture structurent les pratiques scientifiques. Isabelle Stengers explore la co-construction du savoir entre humains et non-humains, prolongeant l’idée que la science façonne ce qu’elle prétend seulement décrire. Dans les études sur l’intelligence artificielle, des auteurs comme Kate Crawford et Safiya Umoja Noble soulignent que les données et algorithmes reflètent des biais sociaux, appliquant le principe de Haraway à des technologies contemporaines. Ces travaux montrent que la reconnaissance de la pluralité des perspectives et de la responsabilité scientifique demeure centrale dans la pensée actuelle, qu’il s’agisse de biologie, de physique ou de sciences numériques.

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