Dans la modernité occidentale, cette hiérarchie semble avoir été renversée : la fonction sacrée s’efface au profit de l’exigence productiviste et de la seule efficacité économique. Cette désarticulation de l’ordre symbolique pourrait éclairer les crises identitaires, sociales et politiques contemporaines. En perdant le sens et le rapport à la transcendance inhérent à leur équilibre, les sociétés se dérèglent.
Un des points centraux du travail de Dumézil est la mise en évidence d’une structure commune à de nombreuses cultures indo-européennes, de l’Inde védique à la Rome antique, en passant par la Scandinavie. Sa méthode, celle de la mythologie comparée, consiste à observer les structures et récits mythiques dans différentes sociétés pour en dégager des constantes profondes et mutuelles.
Ce travail rigoureux dépasse le simple recensement : il cherche à comprendre la fonction symbolique et sociale des mythes. Dumézil identifie ainsi une structure tripartite qui reflète l’organisation sociale et politique de ces peuples : la fonction sacrée, la fonction guerrière et la fonction productive.
La fonction sacrée rassemble les attributs de la souveraineté et de la transcendance, par le sacré et la loi, la justice et la légitimité symbolique. Elle est incarnée dans les mythes par des divinités comme Mitra et Varuna chez les Védas, Jupiter chez les Romains, ou Odin chez les Scandinaves.
Mais elle ne se limite pas à une dimension religieuse : elle représente le principe fondamental qui assure l’unité et la cohésion de la société par la reconnaissance d’un ordre sacré, un lien entre les hommes qui se réunissent autour d’une instance transcendante. En ce sens, la fonction sacrée est à la fois politique, juridique, spirituelle et sociale. Reconnaître un ordre supérieur à son individualité est un pilier de la pérennité sociale.
La fonction guerrière concerne l’exercice de la force, la défense du territoire, le courage et l’honneur. Elle est incarnée par des figures telles qu’Indra en Inde, Mars à Rome ou Thor chez les Scandinaves. Elle garantit la protection collective et la cohésion du groupe par la discipline et la loyauté, prenant souvent place comme le bras armé de la souveraineté.
En perdant le sens du sacré, les sociétés modernes ne se sont pas libérées : elles se sont désorientées.
La fonction productive regroupe l’ensemble des activités liées à la fécondité, à l’agriculture, au commerce et à l’artisanat, c’est-à-dire tout ce qui assure la subsistance matérielle et la reproduction sociale. Les Ashvins dans la mythologie védique, Quirinus chez les Romains ou les Vanes dans la mythologie nordique incarnent cette sphère.
Cette tripartition ne se présente pas comme un modèle figé, mais comme une tension dynamique entre des pôles essentiels, qui doivent être maintenus en équilibre pour que la société fonctionne harmonieusement.
La rupture moderne : quand la production devient religion
La modernité occidentale semble avoir rompu cet équilibre. La fonction sacrée, entendue comme principe de légitimité transcendante, de loi symbolique et de sens partagé, est progressivement reléguée au second plan, voire effacée.
Cela ne signifie pas seulement le recul des religions organisées, mais surtout la disparition d’un lien symbolique fort qui ordonnait les relations entre les individus et les institutions. Ce retrait provoque un bouleversement profond dans la hiérarchie des fonctions structurelles.
Aujourd’hui, la fonction productive, incarnée par le travail, la consommation et l’économie, devient centrale. La croissance économique et la recherche de performance tendent à s’imposer comme les seuls critères de légitimité et de réussite. Le politique, privé de sa dimension sacrée, se réduit souvent à une gestion technique et pragmatique, dépourvue de portée éthique ou symbolique. Le spirituel est cantonné à la sphère privée, perdant sa capacité à unifier la société.
Ce basculement éclaire plusieurs fractures contemporaines : perte de sens, sentiment d’aliénation, défiance envers les institutions, montée des tensions sociales et crise de la cohésion.
La fonction guerrière, parfois réactivée dans les conflits géopolitiques, agit souvent sans médiation symbolique ni légitimité sacrée, ce qui en déchaîne la violence brute et la désorientation sociale.
Ces trois fonctions sont interdépendantes : une société ne peut prospérer que si elles sont présentes et équilibrées. La faiblesse ou la déformation de la fonction sacrée fragilise la cohésion politique et compromet la stabilité économique. Le déséquilibre entre les fonctions produit des effets en chaîne, affectant la vitalité et la pérennité du lien social.
Lorsque la production devient religion, le monde cesse d’avoir un centre et l’homme, un horizon.
Au-delà de son intérêt historique, cette tripartition constitue une grammaire symbolique de l’organisation humaine. Elle articule le sacré, la force et la production, et sa désorganisation révèle un déséquilibre majeur : lorsque la production s’émancipe des repères symboliques, elle ouvre la voie à la surexploitation et à la perte du sens.
Éclairer nos dysfonctionnements à la lumière de Dumézil, c’est retrouver une boussole pour comprendre les crises multidimensionnelles de nos sociétés
Le sujet dans la littérature contemporaine
Dans la pensée contemporaine, la question de la désacralisation du monde et de la perte du sens collectif trouve un large écho. Des philosophes comme Charles Taylor (L’Âge séculier) ou Peter Sloterdijk (Tu dois changer ta vie) analysent la manière dont les sociétés modernes, en se coupant du sacré, ont déplacé la quête de transcendance vers l’individu lui-même.
Le sujet devient alors porteur d’un sacré intérieur : l’authenticité, la liberté et la réalisation personnelle remplacent la transcendance partagée.
Chez Byung-Chul Han, notamment dans La Société de la fatigue, la disparition du lien symbolique collectif conduit à un épuisement existentiel : le sujet contemporain, livré à la logique de la performance, se consume dans un monde sans verticalité.
De même, Bernard Stiegler souligne que la technicisation et la productivité sans fondement symbolique détruisent la possibilité même du sens et de la transmission.
Ainsi, la tripartition de Dumézil, relue à travers ces penseurs, éclaire une tension fondamentale de notre temps : comment maintenir un équilibre entre la production, la force et la transcendance dans un monde qui ne croit plus au sacré ?