La morale peut-elle remplacer la conflictualité ?

La vertu contre l’histoire

La morale peut-elle remplacer la conflictualité ?

La vertu contre l’histoire

Le 27 mars 2019, un débat télévisé autour de la lutte des classes a opposé André Comte-Sponville, souvent présenté comme le « philosophe des vertus », à François Bégaudeau. D’emblée, Comte-Sponville affirme que le progrès social découle de la démocratie représentative et de la morale personnelle.

Pour lui, l’économie est un ordre « amoral » qui ne devient humain que lorsque la loi en limite les excès (interdiction du travail des enfants, salaire minimum, congés payés, sécurité sociale). Il souligne le rôle de la vertu des gouvernants et des citoyens pour encadrer les intérêts égoïstes, tout en soutenant ailleurs que les institutions démocratiques suffisent, même sans vertu, à canaliser l’égoïsme ordinaire. Dans ses ouvrages, il évoque une « forme intelligente » de lutte des classes où l’entreprise concilie actionnaires, clients et salariés, réduisant ainsi un rapport de force structurel en une coopération pacifiée.

Cette vision tend à neutraliser la conflictualité sociale. Comte-Sponville célèbre le « coup de génie » de la démocratie, sa capacité à transformer l’égoïsme en équilibre collectif, mais réduit en même temps les révoltes populaires à de simples « passions tristes » qu’il conviendrait d’apaiser. La contradiction est manifeste et est relevée par Bégaudeau : admettre que la démocratie se nourrit de la confrontation d’intérêts divergents tout en refusant de voir que les luttes sociales constituent elles aussi un moteur de l’histoire. En 2025, lors de la mobilisation « Bloquons tout », il dénonçait « le triomphe de la haine et du ressentiment ». Déjà en 2019, il rejetait les gilets jaunes en insistant sur la violence des manifestations, sans voir que près de 70 % des Français soutenaient cette colère née de la fiscalité et de la vie chère (IFOP).

Là où Comte-Sponville voit des passions tristes, l’histoire montre des corps qui se lèvent et des droits qui naissent.

Les critiques de Bégaudeau et du philosophe Yvon Quiniou s’appuient sur l’histoire. Les droits sociaux n’ont pas été octroyés par la vertu des gouvernants mais gagnés de haute lutte. Le droit de grève de 1864, les congés payés de 1936 et la Sécurité sociale de 1945 sont nés de grèves et de mobilisations de masse. Ces conquêtes furent arrachées et non offertes ; elles furent même remises en cause à partir des années 1980, preuve que la démocratie représentative sert souvent les intérêts des classes possédantes. Quiniou reproche à Comte-Sponville de reconnaître la lutte des classes tout en déniant l’exploitation. En s’appuyant sur une éthique des vertus, il remplace la morale universelle par une morale privée et légitime ainsi l’ordre établi.

L’idéalisme de Comte-Sponville se traduit par la substitution de vertus individuelles (bonne volonté des gouvernants, éducation civique) aux structures économiques et politiques qui organisent les choix collectifs. En psychologisant l’action publique et en moralisant les problèmes, il dépolitise des conflits relevant d’intérêts antagonistes et de rapports de force institutionnels. Son quadrillage en « quatre ordres » (l’économie, la politique, la morale et l’amour) dissocie ce que l’histoire relie : chez Gramsci, morale et droit sont des terrains d’hégémonie ; chez Bourdieu, la vertu pèse bien moins que la position sociale et les capitaux.

Là où l’histoire refuse de se taire

Ce consensualisme occulte le coût réel des choix et naturalise l’ordre existant. Comme le montre Chantal Mouffe, la démocratie libérale repose sur une tension constitutive entre logiques antagonistes : prétendre la réduire à un consensus moral revient à neutraliser la conflictualité qui en est le moteur. De même, Boltanski et Chiapello ont montré que le capitalisme se légitime en intégrant certaines critiques, valorisant l’autonomie et la responsabilité, tout en marginalisant les revendications sociales et en transformant la critique en instrument de domination.

Une démocratie sans conflit n’est pas une paix : c’est un silence imposé.

Dès lors, défendre un capitalisme « amoral mais régulable » fondé sur la vertu revient à proposer une idéologie pacificatrice : critique des mouvements sociaux et éloge de la démocratie représentative effacent ouvriers et résistants comme sujets réels de la conflictualité. Or, dans un contexte de concentration des richesses, il paraît illusoire de compter sur la morale individuelle. L’enjeu, pour reprendre Mouffe et Boltanski, est moins de moraliser un système « amoral » que d’en contester les structures. En ramenant les colères populaires à des « passions tristes », Comte-Sponville occulte la conflictualité politique ainsi que la puissance émancipatrice que Spinoza attribue aux affects collectifs.

S’il se veut héritier de ce dernier, Comte-Sponville semble en faire une lecture partielle, parfois infidèle. Pour Spinoza, la raison est bien le chemin vers la béatitude, mais elle ne se déploie qu’en se libérant des passions tristes — l’envie, le ressentiment, la haine — qui sont des affects d’impuissance (Éthique, III, prop. 55, scol. 1). Or, l’indignation, que Spinoza définit comme la haine de celui qui fait du mal à autrui (Éthique, III, déf. 20), ne relève pas de cette impuissance : elle est déjà une réaction active, enracinée dans la joie et le désir (Éthique, III, prop. 59, scol.). Elle manifeste une capacité à agir, à s’unir aux autres par générosité et courage — ces vertus rationnelles qui consistent à conserver son être et à aider les autres hommes (Éthique, III, prop. 59, scol.).

De ce point de vue, Spinoza ne dénonce pas toute forme de conflit : il montre que l’impuissance du corps, générée par la tristesse, ne peut être vaincue que par un affect de joie plus fort, capable d’augmenter la puissance d’agir (Éthique, III, prop. 11, scol. ; prop. 53). Les luttes sociales, l’indignation face à l’injustice, l’élan collectif pour conquérir un droit, ne sont donc pas des passions tristes mais des expressions concrètes de cette puissance d’agir que Spinoza voyait comme le fondement même de la liberté. L’histoire n’est pas une histoire d’apaisement, mais de luttes qui, en brisant les chaînes de l’impuissance, engendrent de nouvelles puissances collectives.

Le sujet dans la littérature contemporaine

Dans les pensées contemporaines de Jacques Rancière, Nancy Fraser ou Frédéric Lordon, le sujet politique n’existe jamais de manière isolée : il surgit dans la conflictualité, dans l’écart entre ce qui est vécu et ce qui devrait être. Rancière décrit le sujet comme un être-en-insurrection, qui apparaît lorsqu’un tort devient visible et que ceux qui n’avaient pas voix au chapitre prennent place dans l’espace politique. Fraser analyse les subjectivités comme prises dans des luttes de reconnaissance et de redistribution, où les injustices économiques et symboliques se nouent et se dénouent simultanément. Lordon, fidèle à Spinoza, voit le sujet comme traversé par des affects collectifs, animé par des puissances qui ne sont jamais seulement individuelles.

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