Face à l’ancienne maxime kantienne — « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle » — Jonas substitue un impératif neuf, gravé non dans le marbre des idéaux, mais dans la glaise instable du devenir : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Il ne s’agit plus d’une morale du devoir immédiat, mais d’un appel lancé à la vigilance du temps long, à l’éthique du surlendemain.
Là où Descartes, dans ses Méditations métaphysiques, érigeait un mur entre la psyché et la physis, entre l’esprit souverain et la matière soumise, Jonas déconstruit ce clivage. Ce dualisme, qui a fait de l’homme un seigneur sans attaches, un étranger dans le monde naturel, est tenu pour responsable d’une part essentielle de notre crise écologique. L’homme s’est cru affranchi des lois de la nature, libre de modeler le monde sans se soucier de sa respiration.
Contre cette prétention, Jonas invoque Darwin et l’évolution, non pour y chercher une mécanique sans âme, mais pour y découvrir une continuité troublante : celle d’un monde où la psyché s’infiltre peu à peu dans la matière, où la conscience affleure dans le vivant bien avant l’homme. La nature n’est pas un simple décor — elle est matrice, partenaire, fragilité. En la blessant, l’homme mutile quelque chose de lui-même.
L’enfant de demain dans le regard d’aujourd’hui
Mais la pensée de Jonas ne s’arrête pas à l’écologie, aussi brûlante soit-elle. Elle s’élargit, comme un cercle de feu, aux enjeux nucléaires, aux biotechnologies, aux formes nouvelles du pouvoir technique. Le feu que Prométhée a dérobé n’est plus une étincelle : c’est une explosion, une réaction en chaîne, un devenir hors de contrôle. Dès lors, l’éthique ne peut plus se contenter d’être la gardienne du passé. Elle doit devenir sentinelle du futur.
Ce futur, Jonas en parle non comme d’une abstraction, mais comme d’une réalité charnelle : les générations futures, encore silencieuses, encore à naître, ont des droits. Il nous revient de les faire exister dans nos choix présents. Car l’inexistence n’est pas une excuse au désintérêt : elle est une vulnérabilité extrême qui appelle notre sollicitude la plus ferme.
La crise écologique, aux racines techniques et métaphysiques, appelle une refondation de l’éthique : penser non plus en héritiers du passé, mais en dépositaires du futur.
Le monde technologique ne peut plus être jugé selon les critères du court terme. Toute innovation, tout progrès, porte en lui des bifurcations irréversibles. Ce n’est plus seulement l’intention qui compte, mais l’anticipation. Il faut apprendre à penser l’irréparable avant qu’il ne survienne, à mesurer les effets d’une action sur l’invisible, l’absent, l’inaudible.
Dans la pensée de Jonas, l’homme n’est plus ce maître arrogant qu’annonçait le projet cartésien : il est désormais le gardien inquiet d’une flamme fragile. Son pouvoir l’oblige, non à dominer, mais à préserver. Il lui faut, pour survivre, réapprendre à habiter le monde non comme un conquérant, mais comme un hôte soucieux du passage du temps. Le philosophe esquisse ici une des plus grandes mutations de l’éthique moderne : une morale du futur, une conscience des conséquences, une responsabilité envers les êtres encore endormis dans le sein de l’histoire.
L’exil d’un prophète moderne
Né en 1903 à Mönchengladbach, dans une Allemagne bientôt saisie par les vents noirs du totalitarisme, Hans Jonas incarne l’intellectuel européen dont la pensée s’est forgée dans l’errance, la guerre et l’effroi. Élève de Heidegger, il s’éloigne vite de l’ombre de son maître lorsque celui-ci prête allégeance au nazisme. De confession juive, Jonas s’exile, combat dans les rangs de l’armée britannique, participe à la naissance de l’État d’Israël, puis enseigne aux États-Unis. Ce parcours, semé d’alertes, modèle une pensée inquiète, nourrie par la mémoire des catastrophes du XXe siècle. Sa philosophie est habitée par une question simple et vertigineuse : comment penser une éthique à la hauteur des pouvoirs titanesques que l’homme moderne s’est arrogés ? En 1979, avec Das Prinzip Verantwortung, il donne une forme définitive à cette inquiétude : il y formule un impératif nouveau, non plus tourné vers la vertu individuelle ou le vivre-ensemble immédiat, mais vers les effets lointains de nos actes sur la possibilité même de l’existence humaine. À la croisée de la phénoménologie, de la biologie et de la théologie, Jonas fait naître une éthique du futur, enracinée dans une intuition sacrée de la vie.
La bataille des regards sur la nature
Lorsque Hans Jonas s’élève contre le dualisme cartésien, ce n’est pas un simple débat académique qu’il engage : c’est un renversement ontologique. À l’époque où l’homme croit encore pouvoir tout expliquer par les lois de la physique et les promesses de la technologie, Jonas affirme que cette croyance est précisément la racine du danger. La pensée cartésienne, en séparant l’esprit de la matière, aurait permis l’exploitation aveugle du monde naturel, rendant l’homme sourd à ses propres excès. Pourtant, cette thèse ne fait pas l’unanimité. Des penseurs comme Laurence Devillairs défendent une relecture plus souple de Descartes, soulignant que sa distinction entre l’âme et le corps n’implique pas nécessairement une indifférence morale au vivant. D’autres encore, dans la tradition techno-optimiste, refusent l’angoisse jonassienne, arguant que la science, loin de menacer le monde, peut en réparer les blessures. Ils opposent à la prudence de Jonas l’enthousiasme de la maîtrise : pourquoi redouter l’avenir, quand l’histoire montre l’ingéniosité humaine à surmonter les périls qu’elle crée ? La controverse, dès lors, ne porte pas seulement sur la nature, mais sur le destin même de l’homme moderne : créateur lucide ou apprenti sorcier ?
Des héritiers et des sentinelles
Depuis la publication du Principe de responsabilité, le monde a changé — ou plutôt, il a empiré. Le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, les risques liés à l’intelligence artificielle et aux manipulations génétiques ont donné à l’intuition de Jonas une actualité brûlante. Des penseurs contemporains comme Dominique Bourg ou Catherine Larrère prolongent sa réflexion, appelant à une transformation radicale de notre rapport au temps, au pouvoir et à la nature. Le philosophe australien Clive Hamilton, dans ses écrits sur l’Anthropocène, décrit une humanité entrée dans une ère où elle est devenue la principale force géologique de la planète — un constat qui confirme, avec un effroi renouvelé, la prophétie de Jonas. D’autres, à l’instar de Bruno Latour, proposent de redessiner les frontières entre humains et non-humains, afin de reconstruire un contrat naturel. À l’échelle politique, la question devient cruciale : peut-on instituer une démocratie du long terme, une gouvernance qui intègre les droits des générations futures ? La pensée de Jonas, autrefois perçue comme une mise en garde un peu austère, est désormais invoquée comme un socle possible pour repenser l’éthique, la justice et la survie dans un monde aux seuils de l’irréversible.