La figure du Cyborg selon Donna Haraway

Naître cyborg

La figure du Cyborg selon Donna Haraway

Naître cyborg

Dans le “Manifeste Cyborg” (1985 – 2002 en France), Donna Haraway propose une nouvelle interprétation de la figure du cyborg. Personnage à la fois issu de la science-fiction et de la réalité, alliant parfois corps organique et prothèses mécaniques, le cyborg interroge tant il semble s’affranchir de certaines frontières, comme celle qui sépare le naturel de l’artificiel.

Aux confins du vivant et de la machine

Dans son manifeste, Haraway propose de voir le cyborg moins comme un personnage que comme une ontologie, une manière de comprendre le monde et la construction de l’identité. Être selon le mode du cyborg, c’est s’affranchir des dualités binaires qui façonnent l’identité et la connaissance du monde : le cyborg n’est pas soit naturel ou mécanique, masculin ou féminin, humain ou animal. Il hybride les frontières, les intègre dans un même système. Il s’émancipe des récits ontologiques qui structurent et figent les dualités à partir d’un point de départ unique, un mythe fondateur, telle une nature originelle ou une union première. En proposant le cyborg, Donna Haraway propose une nouvelle ontologie : progressiste et féministe.

Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes.

Le terme “cyborg” apparaît pour la première fois dans un article scientifique de 1960 rédigé par deux chercheurs, N. Kline et M. Clynes. Dans un contexte de guerre froide et de course à l’espace, le cyborg, en conservant une part de fiction, est présenté comme une alternative que la science et la technique pourraient porter : augmenter l’être humain pour évoluer en milieu extra-terrestre. Le terme est ensuite repris dans la science-fiction, encore dans un contexte de conquête de l’espace, pour enfin être adapté à la société capitaliste dans les années 1980, tout en conservant des éléments virilistes, paternalistes et guerriers.

Pour Haraway, le cyborg, comme d’autres concepts, est de l’ordre du mythe, des récits qui structurent l’imaginaire et la réalité sociale, les identités et les relations individuelles. Le cyborg est “un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman”. Cette figure hante les représentations, dans l’imaginaire de la science-fiction, peuplé de créatures à la fois humaines et animales, organiques et mécaniques, comme les personnages de “Gunnm”, “Ghost in the Shell”, ou encore “Terminator” et “Robocop”. Mais aussi dans l’imaginaire réel, celui de la réalité sociale, dans les progrès de la médecine, ses prothèses et autres puces cybernétiques, symboles de l’accouplement entre la machine et l’organique ; dans les évolutions militaires, où l’être humain est relié à un drone via un réseau digital pour faire la guerre. Par là, Haraway souligne l’omniprésence du récit cyborgien et le propose comme un paradigme postmoderne.

Les brèches dans les frontières du monde

Puisqu’il se caractérise par l’hybridité, le cyborg s’affranchit des catégories traditionnelles utilisées pour penser et voir le monde, distinguer et juger les identités. Haraway dégage plusieurs niveaux ou brèches permettant de penser l’hybridité, allant de pair avec l’évolution des sciences contemporaines.

La première de ces brèches concerne la frontière séparant l’humain de l’animal. Les évolutions de la biologie ont rendu cette frontière poreuse, soulignant les points de parenté entre humains et animaux. Finalement, ni le langage, ni la technique, ni le comportement social, ni la raison ne constitueraient de véritables marqueurs de distinction.

Le cyborg est une créature de la réalité sociale comme de la fiction.

Une seconde brèche concerne la frontière entre le machinique et l’organique. Si l’être humain avait auparavant un regard paternaliste et surplombant sur ses machines, incapables d’autonomie et d’ingéniosité, simples caricatures de leur créateur, celles-ci ont bien évolué depuis. Elles sont à présent plus autonomes, capables de l’égaler, voire de le surpasser, et évoluent de plus en plus selon les codes secrets de la vie elle-même. “Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes.”

La troisième et dernière brèche est issue de la seconde et concerne la frontière entre ce qui est physique et ce qui est digital. L’évolution des machines s’est accompagnée de leur miniaturisation et de leur digitalisation, allant de pair avec les découvertes scientifiques portant sur les quanta, la microélectronique et les sciences de l’infiniment petit. Ces objets et réseaux invisibles à l’œil humain n’en sont pas moins intégrés au quotidien, accompagnant chacun des gestes.

Ces trois brèches donnent alors un corps au cyborg, un corps hybride qui amène à une totale confusion, voire à un effondrement des catégories binaires : le naturel et l’artificiel, le corps et l’esprit, la nature et la culture, le masculin et le féminin. Ce corps cyborgien donne l’opportunité de voir les choses selon l’hybridité : à la fois machinique et organique, animal et humain, physique et digital, ou nature-culture, terme qu’Haraway déploiera dans le “Manifeste des espèces compagnes”.

Donna Haraway propose ainsi une autre ontologie, un autre récit, qui rompt avec l’ontologie classique de la binarité. C’est un refus des récits essentialistes, qui figent les corps et les identités une fois pour toutes. Raison pour laquelle la créature mythique d’Haraway est résolument progressiste et féministe.

Le cyborg rejette le récit binaire sur le genre. Ni masculin, ni féminin, le cyborg s’abstient de figer le corps féminin dans une nature originelle, une identité éternelle, qui serait celle de la maternité, de la pureté ou encore du sexe biologique. Au contraire, le corps féminin est le fruit d’un récit, d’une construction évolutive, au contact de la technologie, de la race, du sexe ou encore de la classe.

De la même manière, cette ontologie s’abstient de figer ce que l’on nomme la nature dans un récit qui la rendrait originellement vierge, innocente et sage, et qui l’opposerait à la culture. Enfin, cette créature mythique s’abstient de tout récit sur une plénitude première, un état d’osmose et d’équilibre, qu’il s’agisse du Jardin d’Eden ou d’une réunion pré-œdipienne.

Avec cette nouvelle ontologie, Haraway propose de célébrer l’identité telle un réseau, dans les différents liens de parenté qu’elle tisse avec l’animalité, l’organique, le machinique, le genre ou encore le digital. Bien moins rigide que la binarité veut le faire croire, l’identité est fluide et se construit toujours en relation avec divers environnements.

Le sujet dans la littérature contemporaine

Dans la pensée contemporaine, l’hybridité proposée par Haraway trouve des prolongements chez plusieurs philosophes. Rosi Braidotti voit dans la figure posthumaine un sujet en perpétuelle mutation, traversé par des flux technologiques, biologiques et culturels. Bruno Latour, en déconstruisant la séparation entre nature et culture, rejoint ce brouillage des frontières en décrivant un monde composé d’hybrides, d’êtres mêlant humain, non-humain et technique. Katherine Hayles, quant à elle, réfléchit à la manière dont le digital et les médias façonnent le corps et redéfinissent la subjectivité.
Tous prolongent l’intuition de Haraway : le sujet contemporain est toujours déjà pris dans un réseau de relations, un être en composition plutôt qu’en essence stable.

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