Il fut un temps — que les anciens évoquent encore à demi-mot, entre admiration et lassitude — où les sociétés humaines s’enracinaient dans des structures d’airain, lourdes mais stables, contraignantes mais sûres. Zygmunt Bauman, penseur errant entre la sociologie et la philosophie comme entre deux rives sans pont, appela ces mondes les sociétés solides. Là, les institutions faisaient loi. La prison régulait les déviants, l’usine façonnait les existences, l’armée dictait les gestes du quotidien. On naissait dans un ordre, on y vieillissait, on y mourait peut-être sans jamais s’en écarter. Le collectif dessinait les lignes d’un destin que nul ne pensait négocier. L’individu, dans cette époque, n’était pas encore l’étoile centrale de sa propre orbite.
Puis les digues ont cédé. Non par effondrement brutal, mais par une érosion douce, insidieuse, presque imperceptible. L’individu s’est détaché du groupe, tel un esquif emporté par la marée de ses désirs. La logique de l’appartenance fit place à celle de la quête personnelle. Et dans ce sillage, un mot s’imposa : la liquidité. Tout devient fluide — les institutions, les relations, les existences. Le monde cessa de peser. Mais il cessa aussi de porter. La liberté, devenue principe souverain, remplaça l’ancrage. Mais sans ancrage, l’homme ne flotte pas : il dérive.
Le vertige du choix, ou l’art de ne plus savoir vivre
La modernité, en faisant de la liberté sa divinité la plus sacrée, a enfanté un monstre de paradoxes. Bauman le pressentait : l’émancipation absolue, si elle n’est pas guidée, mène à l’inquiétude profonde. Le travail n’est plus une vocation, mais un contrat précaire, un saut d’un îlot à l’autre. L’amour n’est plus une promesse, mais une consommation. Les liens se défont avant même d’avoir été noués. Choisir, c’est se condamner à douter. Ne pas choisir, c’est se condamner à l’errance.
Dans une société où les repères se dissolvent à mesure que les possibilités se multiplient, la liberté devient un fardeau, et le choix, un vertige.
Dans cette valse frénétique, la consommation est reine. Non celle des objets seulement, mais celle des identités, des idées, des partenaires, des modes de vie. Bauman, lucide et mélancolique, y voit la grande illusion de notre temps : plus on a d’options, moins on se sent libre. Car chaque choix devient un renoncement. Chaque engagement, une prison potentielle. Chaque promesse, une menace pour l’autonomie sacrée.
Et dans les tréfonds numériques où l’individu est traqué par ses propres désirs, les algorithmes veillent. Ils adoucissent le choc de la liberté, filtrent, ordonnent, présélectionnent. Ils feignent d’alléger la peine de choisir, alors qu’ils l’exacerbent en silence. Le monde digital est un labyrinthe sans centre : on y entre avec l’espoir d’y trouver une issue, on s’y perd à force d’en explorer les couloirs.
Mais l’aspect le plus amer du diagnostic baumanien réside ailleurs : dans la perte du “nous”. Là où jadis les épreuves se traversaient en commun, aujourd’hui elles s’affrontent seul, face à soi-même. Les défis planétaires, du climat à la justice sociale, réclament des réponses collectives. Pourtant, chacun tente d’y répondre depuis sa bulle, armé de ses seuls outils individuels, espérant sauver son îlot alors que l’océan monte.
Là réside peut-être la tragédie de notre ère : vouloir bâtir l’avenir sur des fondations liquides. Et dans cette instabilité, se demander encore s’il est possible d’habiter le monde autrement — non comme un consommateur de possibles, mais comme un tisseur de liens.
Un exilé dans le siècle mouvant
Né en 1925 dans une Pologne en proie aux secousses de l’Histoire, Zygmunt Bauman a traversé le XXe siècle comme un funambule entre les abîmes idéologiques. D’origine juive, il fuit le nazisme avec sa famille, avant d’adhérer au Parti communiste dans la Pologne d’après-guerre — un engagement qu’il abandonnera après l’antisémitisme d’État qui l’oblige à l’exil en 1968. C’est en Angleterre, à l’université de Leeds, qu’il déploiera l’essentiel de sa pensée, dans une langue étrangère mais avec la lucidité du déraciné. D’abord spécialiste de la modernité et du totalitarisme — en témoigne son ouvrage majeur Modernité et Holocauste (1989) —, il évolue vers une analyse plus diffuse, plus intime, des sociétés postmodernes. Dans Liquid Modernity (2000), traduit en français sous le titre Les Temps liquides, il conceptualise une société dans laquelle les structures fixes ont fondu sous l’effet de la mondialisation, du néolibéralisme et de la surabondance d’informations. Sa plume, douce et inquiète, cherche moins à condamner qu’à comprendre le désarroi d’un homme devenu naufragé de sa propre liberté.
La modernité liquide sous le feu des sceptiques
La thèse de Bauman, aussi élégante que sombre, n’a pas été accueillie sans réserve. Certains philosophes, comme Anthony Giddens, défendent l’idée d’une “modernité réflexive” où l’individu, loin d’être perdu, devient un acteur informé et stratégique de son destin. Giddens voit dans la mondialisation non pas une dissolution, mais une réinvention constante de soi. D’autres, comme Ulrich Beck, préfèrent parler de “société du risque”, insistant sur la capacité des sociétés modernes à se prémunir contre leurs propres contradictions. L’école néolibérale, quant à elle, perçoit dans l’extension du marché et la fluidité des échanges une chance offerte à chacun de se libérer des carcans oppressifs de l’État ou de la tradition. Bauman, à leurs yeux, pèche par nostalgie. Il regretterait un monde d’ordres et de frontières, de devoirs et de limitations, là où la liberté individuelle aurait justement permis l’épanouissement. La critique la plus virulente l’accuse même d’un certain déterminisme mélancolique, peignant un tableau sans issue, où l’individu serait à jamais condamné à errer entre Amazon et Tinder.
Du fleuve aux réseaux : héritages et prolongements
Le tableau de Bauman a trouvé de nouvelles couleurs sous la plume de penseurs contemporains qui, s’ils partagent son inquiétude, en renouvellent les cadres. Byung-Chul Han, philosophe germano-coréen, voit dans l’hyperconnexion numérique non pas une liberté, mais une forme inédite d’aliénation douce : l’individu, saturé de performances, s’exploite lui-même dans une société qu’il nomme “la société de la transparence” ou encore “de la fatigue”. D’un autre côté, la philosophe américaine Shoshana Zuboff a approfondi l’intuition baumanienne dans The Age of Surveillance Capitalism (2019), montrant comment les grands acteurs du numérique transforment nos choix libres en données exploitables et nos désirs en cibles commerciales. D’autres, comme Bruno Latour, insistent sur l’urgence d’un retour à des formes de solidarité écologique face à l’effondrement climatique : le liquide n’est plus seulement métaphorique, il devient matériel, tangible, mortel. L’humanité, désormais, n’est plus seulement confrontée au vertige du choix mais à la nécessité d’un cap commun. Bauman avait annoncé la dérive. Reste à savoir si d’autres sauront reconstruire un rivage.