Comment Schopenhauer transforme-t-il l’amour en instrument de la Volonté ?

L’illusion de l’amour selon Schopenhauer

Comment Schopenhauer transforme-t-il l’amour en instrument de la Volonté ?

L’illusion de l’amour selon Schopenhauer

Chez le philosophe allemand Arthur Schopenhauer, l’amour n’est plus ce sentiment pur, éthéré, métaphysique ; il n’est que le masque que prend la Volonté pour nous forcer à nous reproduire, et ainsi prolonger l’espèce. Comme le dit Schopenhauer lui-même : « ce qui attire si fortement et si exclusivement l’un vers l’autre deux individus de sexes différents, c’est le vouloir-vivre de toute l’espèce ».

L’amour serait un instinct sexuel individualisé, c’est-à-dire focalisé sur un individu en particulier, l’être aimé. Sa thèse selon laquelle l’unique but de toute passion amoureuse est la procréation a été développée dans une œuvre majeure, Le monde comme volonté et comme représentation (1818).

Pour comprendre la vision schopenhauerienne de l’amour, il faut faire un détour explicatif sur le concept de « Volonté », central dans sa philosophie du monde. La Volonté est cette force, cet élan vital, inconscient, sans but final, éternel, qui se manifeste dans chaque chose du monde et qui veut se perpétuer, s’étendre, augmenter. L’être humain est traversé par la Volonté, qui le subit inconsciemment. Et, justement, pour qu’elle continue de croître, elle a besoin que nous nous perpétuions. La Volonté a besoin de passer par les êtres et par les choses pour se manifester et continuer de vivre. Nous sommes donc le jouet, l’instrument de cette Volonté. Mais pourquoi la Volonté a-t-elle choisi de se masquer sous le visage de l’amour pour nous faire perpétuer l’espèce ?

C’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même.

Parce qu’elle sait que l’amour est le moteur le plus puissant de nos actions, le levier le plus efficace pour nous faire obéir. Prêts à tout pour conquérir l’être aimé, les hommes réalisent inconsciemment le souhait de la Volonté. La Volonté a compris que nous mettons plus le cœur à l’ouvrage quand il s’agit d’atteindre des fins égoïstes. Elle a compris que si l’être humain était sommé de se reproduire seulement dans le but de perpétuer l’espèce, il ne le ferait pas, tant cette obligation lui semblerait futile et sans profit pour lui. C’est pour cela que c’est un instinct inconscient : si nous en avions conscience, nous ne l’accomplirions pas. Elle sait comment nous faire croire que conquérir l’autre sera à notre avantage, alors qu’en réalité c’est pour le sien. Ici naît l’illusion de l’amour. Elle nous fait croire que gagner le cœur de l’autre nous procurera du bonheur, de la félicité, alors qu’il n’en sera rien : « C’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même ». Le but est en réalité supra-individuel. L’amour n’est plus un jeu entre des amoureux ; il s’y joue le futur de l’humanité. L’amour est une affaire sérieuse, car c’est grâce à cette illusion que le genre humain se perpétue.

L’optimisation génétique des partenaires amoureux

Au départ, pense Schopenhauer, il n’y a qu’un besoin subjectif indéterminé, du pur désir sexuel dirigé vers personne en particulier. Mais la détermination de l’objet désiré n’est pas laissée au hasard : la Volonté nous fait désirer un individu précis, un parmi tant d’autres, avec qui nos chances de produire une bonne progéniture seront les plus optimales. Notre choix se fait en fonction de critères, qui, s’ils sont remplis, assurent la procréation d’un enfant qui vivra longtemps et sera lui aussi en capacité de se reproduire. Il y aurait une sorte d’eugénisme naturel. Comme critères principaux de sélection de l’être aimé, il y a la santé et la jeunesse, qui permettront de créer un enfant lui-même vigoureux. Les hommes et les femmes n’auront pas les mêmes critères. L’homme va notamment regarder la beauté de la femme, car c’est elle, selon Schopenhauer, qui transmettrait la beauté. La femme, quant à elle, regardera davantage la virilité et la force, car elle ne pourrait les transmettre. Il y a aussi un critère pouvant sembler contre-intuitif : nous cherchons aussi un individu détenteur d’un défaut en particulier, pour des raisons de compensation et de rééquilibrage. Par exemple, si je suis très colérique, je vais chercher un individu très apathique afin que le fruit de notre accouplement se situe dans un juste milieu. Même au niveau physique, si je suis trop petit, je vais chercher un individu trop grand, pour que notre progéniture soit de taille moyenne. C’est pour cela que « les contraires s’attirent », selon Schopenhauer. L’intensité de la passion amoureuse est le signe de la haute compatibilité génétique des deux amants.

Cette recherche de l’optimisation de la procréation sert à Schopenhauer pour réfuter un argument contre sa thèse : l’existence de l’homosexualité. Un amour homosexuel ne donne pas lieu à une reproduction, pourtant il existe bel et bien. Pour le contrer, Schopenhauer fait référence au cas de la pédérastie dans la Grèce antique, soit l’éducation sexuelle par un homme mûr sur un jeune homme. Dans les deux cas (trop jeune ou trop vieux), la semence de ces hommes ne permettrait pas de créer une progéniture en bonne santé physique et psychique. L’amour homosexuel serait donc, selon le philosophe, une ruse de la Volonté pour détourner le désir vers le même sexe que le sien, afin d’éviter toute mauvaise reproduction.

Mise en perspective contemporaine

La lecture schopenhauerienne de l’amour éclaire les débats actuels sur la biologie, la reproduction et la sexualité. Bien que certaines idées soient datées et contestables, notamment sur l’homosexualité et les rôles sexués, elles illustrent l’idée selon laquelle nos comportements et nos affects peuvent être compris comme des instruments de forces supérieures, inconscientes et collectives. L’amour n’est pas seulement affaire de sentiment, il peut être interprété comme un vecteur d’objectifs plus larges, qui dépassent la conscience individuelle et orientent la perpétuation de l’espèce.

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