Certes, d’après lui, il existe des tendances à la lutte individuelle, mais dans l’évolution, c’est en définitive la coopération au sein d’une même espèce qui tend à prévaloir. Pour survivre, les espèces animales œuvrent pour la force du groupe, qui, en retour, apporte une meilleure protection face aux menaces, et ce, jusqu’au degré de conscience le plus faible. Par exemple, les colonies de fourmis prospèrent selon le principe de participation collective à la vie de la colonie. De manière plus primitive, les cellules s’assemblent instinctivement pour former des structures de plus en plus complexes et adaptées à leur environnement.
L’entraide n’est pas une option morale : elle est inscrite dans notre nature, et toute société qui l’ignore trahit sa propre survie.
La théorie darwinienne, qui inscrit l’homme dans l’évolution animale, permet à Kropotkine d’établir l’entraide comme fondement naturel de la morale. D’où le titre de son plus célèbre ouvrage : L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902). Ce titre souligne que l’entraide, au fil de l’histoire, s’étend progressivement : limitée à la tribu à ses débuts, elle atteint, comme idéal, l’humanité entière. Non seulement l’entraide est naturellement instillée dans la morale humaine — en écho à l’étymologie qui fait appel aux mœurs —, mais elle doit aussi fonder la morale sociale, en qualifiant ce qui est bon ou mauvais. Ainsi naît sa morale anarchiste : viser la survie du groupe, c’est définir le bien et la morale. Ou, selon ses propres mots, “fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances”.
Ombres et dérives : l’individualisme face à l’instinct de solidarité
Or, il existe aussi une tendance des individus à s’affirmer au détriment des autres. Kropotkine analyse le retranchement de l’homme dans un individualisme et un égoïsme au XIXᵉ siècle, à l’aune du capitalisme. Paradoxalement, cette tendance est confortée par une interprétation dévoyée de la théorie darwinienne, qui la justifie comme une course donnant raison au plus fort, au plus rusé, à l’instar de l’état de guerre perpétuel imaginé par Hobbes.
Par ailleurs, il considère que la morale naturelle humaine est corrompue par des relations de domination politiques ou religieuses. Certaines valeurs, tout en confortant le principe de solidarité, servent en réalité une domination insidieuse : à la charité répond l’obéissance au prêtre ou au propriétaire ; à la justice, la servilité envers l’État. Il s’agit d’une morale infantilisante et punitive. La société occidentale postule l’infection du péché originel et menace la liberté individuelle par le châtiment éternel, et sur cette soumission à Dieu se superpose logiquement la soumission au pouvoir, comme le souligne Bakounine. Historiquement, le pouvoir nous a trompés en nous faisant croire qu’il y avait quelque chose d’autre à croire que la nature.
L’État ne protège pas toujours, il corrompt souvent : en détruisant les liens spontanés, il enseigne le crime et le sadisme.
De là émerge un paradoxe : si la moralité est un instinct naturel, comment expliquer l’existence d’actes immoraux ? Si la politique découle de sentiments moraux, pourquoi observe-t-on exploitation économique et oppression étatique et religieuse ? Kropotkine rejette l’idée que les actes égoïstes surgissent naturellement sans structures. Dans les sociétés primitives, les crimes sont rares et jugés par des comités démocratiques ou matés par des vengeances personnelles. L’apparition de l’État entraîne, en revanche, une “vengeance sociétaire organisée, légalisée et obligatoire” en guise de justice punitive. La prison devient, pour lui, une école du crime pour les prisonniers et du sadisme pour les geôliers. L’État détruit les institutions d’entraide spontanée pour imposer un ordre vertical et autoritaire, favorisant parfois les pires aspects de la nature humaine.
Le sujet dans la littérature contemporaine
La question de l’entraide et de la morale naturelle a été reprise par plusieurs philosophes contemporains. Peter Singer, par exemple, explore l’éthique de la coopération et de l’altruisme, insistant sur notre responsabilité collective dans un monde globalisé. David Sloan Wilson, biologiste et philosophe, propose une approche évolutionniste où la sélection naturelle inclut des comportements altruistes et coopératifs, confortant les intuitions de Kropotkine. De même, Cornelius Castoriadis examine la capacité des sociétés à se créer elles-mêmes, valorisant les formes d’autonomie collective qui reprennent l’idée d’une moralité enracinée dans l’organisation commune plutôt que dans la domination. Ces travaux prolongent l’idée kropotkinienne : la coopération n’est pas seulement un idéal moral, mais un mécanisme naturel et pragmatique pour la survie des groupes humains.