Face aux enjeux d’habitabilité qui s’imposent à nous, Latour questionne notre mode d’existence actuel. Pour appréhender la crise du réchauffement planétaire, le problème ne serait pas seulement celui de l’énergie, du modèle capitaliste ou de la surconsommation, mais surtout la séparation érigée par l’homme moderne entre lui et la nature.
L’homme s’est pensé séparé de l’écosystème des acteurs-réseaux, éléments humains ou non (scientifique, institution, machine, molécule, loi…) connectés et interdépendants dans leur existence. Nous persistons dans notre incapacité à résoudre l’instabilité de notre modèle de production, ce qui nous rapproche un peu plus chaque jour d’une perte de sol, d’une chute vertigineuse de notre condition. À ce jour, la majorité des économies et des systèmes politiques ne prennent pas en compte le volume d’activité humaine que la nature peut absorber. Celle-ci demeure dans notre imaginaire un arrière-plan neutre, un déversoir immense qui engloutit les traces de notre quotidien. Nous devons changer d’imaginaire. Pour Latour, l’impératif politique est de se défaire de l’illusion de la mondialisation et de la prospérité infinie pour atterrir dans le réel matériel et écologique.
Atterrir, c’est accepter enfin que la Terre nous réponde et que ses limites ne négocient jamais.
La séparation imaginée entre humain et nature crée une tension intenable et dangereuse. À travers les percées technologiques, l’homme s’est voulu moderne et a conforté son mode d’existence en créant des hybrides (comme un vaccin, à la fois biologique et technologique), brouillant ainsi la frontière de l’humanité. Dans un modèle pérenne, les non-humains doivent disposer d’une importance équivalente à celle des humains, ce qui exige de cesser de les considérer comme l’unique source légitime de connaissance, de vérité ou de valeur. Sortir de l’anthropocentrisme serait une condition pour habiter autrement l’Anthropocène, afin de mieux le quitter une fois la transition accomplie.
Le monde qui vacille
En nous défaisant de cette vision, nous redonnerions une voix à Gaïa, figure mythologique grecque de la Terre, qui correspond chez Latour au système d’organismes vivants réagissant aux actions humaines. Ces écosystèmes sont instables, car ils se situent dans la zone critique, fine pellicule fragile entre atmosphère et croûte terrestre où se déploie toute vie. À chaque déséquilibre que nous lui infligeons, Gaïa nous répond, et cette réponse nous met en danger.
En intégrant Gaïa à nos modèles, la nature deviendrait partie prenante du débat démocratique et présenterait clairement les limites de notre développement infini via une reconfiguration politique. Cela supposerait que des porte-paroles scientifiques indépendants représentent le consensus scientifique sur les équilibres de ces organismes vivants. Cette évolution politique nécessiterait l’avènement d’un Parlement des choses, un forum élargi capable de décider ou d’influencer des décisions politiques fortes, à condition que le pouvoir démocratique soit décentralisé. À ce stade, nous demeurons bien loin des objectifs énoncés par le GIEC, que Latour considérait comme un embryon de Parlement des choses, mais dont il craignait l’incapacité à agir.
Le véritable gouffre n’est pas écologique : c’est celui que creuse en nous l’illusion de n’être reliés à rien.
Tous ces enjeux posent pour l’anthropologue la nécessité d’une redéfinition ontologique. Chaque acteur de la zone critique dispose de son régime de vérité légitime, tout comme chaque pratique humaine dispose de son mode d’existence avec sa hiérarchisation de valeurs. Si nous ne parvenons pas à incorporer cela en vue de notre atterrissage, nous persisterons dans la guerre des mondes, l’affrontement contemporain entre ceux qui nient Gaïa (les extractivistes et les climatosceptiques) et ceux qui défendent la reconnaissance de l’interdépendance économique et écologique dans nos modèles.
Loin de l’axe droite-gauche, le prochain clivage pourrait être celui sur lequel vos enfants vous interrogeront un jour, lors d’une canicule au mois d’avril : “Et toi, tu étais terrestre ou anti-terrestre ?”. Attention à la réponse.
Le sujet dans la littérature contemporaine
Dans la littérature philosophique contemporaine, des penseurs comme Isabelle Stengers, Anna Tsing ou Baptiste Morizot prolongent et transforment l’intuition latourienne d’un monde peuplé d’acteurs multiples. Tous interrogent le statut du sujet humain dans un univers où les frontières entre nature et culture, vivant et non-vivant, individu et milieu se brouillent. Chez Stengers, le sujet contemporain est invité à composer avec les puissances du monde, à ralentir et à se rendre disponible à des formes d’existence hétérogènes. Tsing, quant à elle, décrit des subjectivités faites de collaborations inattendues, où l’humain ne peut se comprendre qu’en relation avec les espèces qui l’accompagnent. Morizot explore, de son côté, une diplomatie interespèces qui fait du sujet un négociateur patient au sein d’une communauté du vivant élargie.