Depuis les hauteurs de l’Amazonie équatoriale jusqu’aux amphithéâtres feutrés de l’École des Hautes Études, Philippe Descola chemine entre mondes visibles et invisibles. Dans Par-delà nature et culture, œuvre maîtresse issue de ses travaux ethnographiques et intellectuels, l’anthropologue énonce une provocation tranquille, presque blasphématoire pour l’Occident : « La nature, ça n’existe pas ».
Ce n’est pas une simple boutade. Derrière cette formule lapidaire, Descola, héritier du structuralisme lévi-straussien, déroule le fil d’une démonstration abyssale : la distinction, que les Modernes tiennent pour une évidence, entre une nature universelle, stable, gouvernée par des lois physiques, et une culture humaine, particulière, sociale, changeante, ne serait qu’un mirage – une construction historique. Une illusion qui a triomphé, précisément, parce qu’elle s’est fait oublier.
Le partage entre nature et culture n’est pas une vérité universelle, mais l’héritage d’un regard occidental apparu au XVIIe siècle.
Ce grand partage, cette séparation des eaux ontologiques entre l’inerte et le vivant, entre l’homme et ce qui ne l’est pas, est né, selon Descola, de la grande bascule mécaniste du XVIIe siècle. L’Occident s’est mis à découper le monde selon des lignes étanches : ici la nature, domaine des non-humains, là la culture, affaire des humains. Mais ce clivage, que les Européens ont cru universel, ne l’est nullement. Il est le fruit d’une cosmologie propre à la Modernité occidentale. Et comme toute cosmologie, elle ne dit pas seulement comment les choses sont : elle façonne ce qu’il est permis de penser.
Or, ce que Descola met en lumière, c’est précisément que cette cosmologie n’est qu’une parmi d’autres. L’anthropologue n’en appelle pas seulement à une critique ; il propose un déplacement radical du regard. Là où les Modernes croient voir « la réalité », il voit une ontologie, c’est-à-dire une manière de peupler le monde, de tracer les contours de l’Être. Il ne s’agit pas de philosophie spéculative, mais d’une grille très concrète pour comprendre comment les humains, selon les lieux et les temps, identifient les autres – humains ou non – comme semblables ou dissemblables, par le corps, par l’âme, ou par les deux.
Quatre miroirs du monde : anatomie des ontologies
C’est dans cette perspective que Descola élabore une typologie des manières d’habiter le monde. Il n’y a pas une ontologie unique, celle du naturalisme moderne ; il y en a quatre, organisées selon les rapports que les sociétés établissent entre physicalité et intériorité.
La première, celle qui règne sur les cités occidentales depuis Galilée et Newton, est le naturalisme. Elle postule que les humains et les non-humains partagent un corps similaire – un assemblage de cellules, d’organes, de systèmes – mais diffèrent par l’âme : seuls les premiers auraient conscience, intention, intériorité.
À l’opposé surgit l’ontologie animiste, dans laquelle les forêts de l’Amazonie ou les steppes de Sibérie fourmillent d’êtres dotés d’intention, de pensée, de sentiments. Le jaguar et le chasseur partagent la même intériorité, mais leurs corps divergent. Ce monde-là parle, rêve, négocie. Il n’est pas muet. Il n’est pas objet.
Puis vient le totémisme, qui efface la frontière entre humains et non-humains : même chair, même esprit. L’humain et son animal totem sont issus de la même matrice cosmique. Ce n’est plus une séparation qu’il faut penser, mais une continuité.
Enfin, l’analogisme. Là, tout est dissemblable. Chaque être, qu’il soit homme, plante ou pierre, est unique, doté de son corps singulier et de son intériorité propre. Mais c’est dans ce chaos apparent que naît le besoin de relier, d’associer, de tisser un ordre symbolique. Le monde devient alors une grande mosaïque, fragile et mouvante.
En décortiquant ces architectures ontologiques, Descola fait bien plus que décentrer notre regard. Il démontre que le naturalisme, loin d’être anodin, fut l’arrière-plan de deux violences jumelles : la colonisation des peuples, et la colonisation de la terre. En traitant la nature comme une chose, l’Occident s’est autorisé à la domestiquer, à la piller, à l’exploiter – tout comme il a prétendu civiliser des sociétés qu’il avait préalablement déclarées « hors culture ».
Mais il existe des fissures dans l’édifice naturaliste. Des brèches par lesquelles s’infiltrent d’autres manières de vivre. Des communautés surgissent, ici ou là, qui s’opposent au découpage du monde en cases mortes. À Notre-Dame-des-Landes, dans la zone à défendre, une ontologie insurgée s’invente chaque jour. Là, la terre n’est plus ressource, mais partenaire. Les vivants, humains ou non, composent un monde commun, ni nature, ni culture – ou peut-être les deux, indissolublement liés. Changer d’ontologie n’est pas affaire de décret, encore moins de manifeste. C’est une conversion du regard. Une manière de désapprendre, patiemment, ce que l’on croyait savoir.
Sur les rives de l’Amazone, un regard se décentre
Né en 1949 à Paris, Philippe Descola entame son parcours académique par des études de philosophie à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, avant de se tourner vers l’ethnologie à l’université Paris X et à l’École pratique des hautes études. De 1976 à 1979, il mène une enquête ethnographique chez les Achuar, un peuple jivaro de l’Amazonie équatorienne, explorant leurs relations à l’environnement. Cette immersion devient le socle de sa thèse de doctorat, soutenue en 1983 sous la direction de Claude Lévi-Strauss. Professeur au Collège de France de 2000 à 2019, Descola y occupe la chaire d’Anthropologie de la nature, poursuivant ses recherches sur les modes de relations entre humains et non-humains. Son ouvrage majeur, Par-delà nature et culture (2005), synthétise ses réflexions et propose une typologie des ontologies humaines, remettant en question le dualisme occidental entre nature et culture.
Le murmure des critiques dans la forêt des idées
La thèse de Descola, qui déconstruit le dualisme nature/culture, a suscité des débats au sein de la communauté anthropologique. Certains chercheurs, comme Haidy Geismar, critiquent l’approche ontologique de Descola, la considérant comme une nouvelle forme d’essentialisme qui pourrait renforcer les différences culturelles au lieu de les comprendre. D’autres, tels que Marshall Sahlins, reconnaissent la valeur de cette perspective mais soulignent que des éléments animistes existent également dans les sociétés modernes, remettant en question la spécificité des ontologies proposées. Ces discussions mettent en lumière les tensions entre la volonté de dépasser les catégories occidentales et le risque de créer de nouvelles généralisations.
Vers de nouveaux horizons ontologiques
Le débat initié par Descola a inspiré d’autres penseurs à explorer les relations entre humains et non-humains sous de nouveaux angles. Le philosophe Baptiste Morizot, dans Manières d’être vivant, propose une alliance entre naturalisme et animisme pour repenser notre rapport au vivant. Achille Mbembe, dans La Communauté terrestre, évoque un basculement vers une ontologie animiste face à la crise écologique. Cependant, cette résurgence de l’animisme est aussi critiquée pour son potentiel exotisant. Mohamed Amer Meziane, dans Au bord des mondes, met en garde contre une idéalisation de l’animisme qui pourrait occulter ses racines coloniales. Ces perspectives contemporaines illustrent la complexité du débat et la nécessité d’une approche nuancée pour comprendre les multiples façons dont les sociétés conçoivent leur place dans le monde.