Nietzsche rompt avec les manières de considérer le bonheur, à la fois comme but suprême de la vie, état de plénitude et promesse chrétienne d’une vie supra-terrestre. Il défend au contraire un bonheur inscrit dans le phénomène de la vie. Celle-ci est une multitude de forces entrant en contradiction entre elles, une énergie que chaque être puise pour accroître sa puissance, et qui rencontre des résistances, synonymes de plaisir et de déplaisir. Le bonheur s’inscrit dans cette ambivalence de la vie, à la fois plaisir et souffrance. Pour Nietzsche, les conceptions classiques du bonheur nient la vie en la réduisant à la recherche d’une plénitude qui écarterait toute expérience de la souffrance. Le bonheur doit au contraire se réconcilier avec le malheur et la souffrance, éléments constitutifs de la vie.
Le bonheur contre la négation de la vie et du corps
D’une part, Nietzsche rompt avec la promesse chrétienne d’un bonheur accessible dans la vie après la mort. Pour le philosophe, restreindre l’accès au bonheur dans l’espérance d’une vie supra-terrestre revient à mépriser le corps. Les valeurs chrétiennes conduisent la vie terrestre à une vie ascétique, dédaigneuse des désirs et de la vie corporelle. Le bonheur résonne alors comme un idéal de maîtrise de soi, de maîtrise des passions et donc de mépris du corps. Au contraire, le bonheur doit se rattacher à la terre, se rattacher au corps, puisqu’il est consubstantiel à l’expérience de la vie. C’est en ce sens que Nietzsche évoque le Surhumain dans Ainsi parlait Zarathoustra, comme la création de nouvelles valeurs coïncidant avec l’expérience de la vie terrestre, libérée de tout dédain pour le corps. Il s’agit de renouer avec la terre, renouer avec les expériences corporelles constitutives de la vie. Réaffirmer les dynamiques désirantes du corps en ce qu’elles amènent chaque être à vouloir augmenter sa puissance. C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre que pour Nietzsche, le bonheur se traduit par le sentiment d’accomplir sa puissance dans le phénomène même de la vie. On ne peut pas comprendre le bonheur comme un simple état de plénitude, encore moins le confondre avec le but de la vie. Nietzsche rompt ainsi avec les philosophies eudémonistes qui font du bonheur le but suprême de l’existence. Pour l’auteur, la vie se caractérise par la recherche de l’accomplissement de sa puissance, de son augmentation, non par la recherche d’une plénitude. Le bonheur ainsi considéré est certes une satisfaction, mais il résulte du sentiment d’avoir augmenté sa puissance. “Qu’est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit — qu’une résistance est surmontée”, affirme-t-il dans L’Antéchrist.
Le bonheur nietzschéen s’enracine dans la vie corporelle et refuse toute promesse de salut hors du monde.
Le bonheur comme dépassement, résistance et éternel retour
Par exemple, un instrumentiste en musique éprouve des résistances dans l’apprentissage de son instrument. Ces difficultés peuvent l’amener soit à abandonner la pratique de son art et diminuer sa puissance, soit à les affronter pour les dépasser progressivement et augmenter sa puissance. Le sentiment de satisfaction éprouvé ne coïncide pas avec l’idée que le bonheur serait le but suprême de la vie, mais avec le mouvement même de la vie consistant à éprouver et dépasser des résistances pour augmenter sa puissance. C’est ce qui va amener Nietzsche à s’écarter de la conception utilitariste du bonheur. La vie ne consiste pas à rechercher l’augmentation des plaisirs et la diminution des déplaisirs. Ces deux sensations sont les conséquences secondaires du phénomène de la puissance. Pour l’augmenter, l’individu doit rencontrer des résistances, des déplaisirs. Il ne faut pas chercher à diminuer les déplaisirs, puisque “toute victoire, tout événement présuppose une résistance surmontée”. Bonheur et satisfaction sont constitutifs du jeu de la vie, avec ses résistances. Il faut rechercher des résistances pour avoir la possibilité d’augmenter sa puissance. L’instrumentiste en musique ne doit pas se laisser enfermer dans sa zone de confort mais rechercher de nouvelles résistances, de nouvelles épreuves dans la pratique de son art, sources de déplaisir mais portant en elles la possibilité d’augmenter à nouveau sa puissance. Cela va amener Nietzsche à affirmer une certaine méfiance envers le bonheur. La plénitude peut éloigner l’individu de l’expérience de la vie, source d’épreuves et de souffrances. Elle peut détourner la volonté de voir les épreuves douloureuses arriver et revenir dans le phénomène de la vie. Il ne faut pas vouloir le bonheur si l’individu ne rencontre plus de résistances dans la plénitude. “Éloigne-toi, heure bienheureuse ! Tu m’as apporté une félicité que je n’ai pas voulue. Je suis prêt à un comble de douleur — tu es venue à contretemps.” On peut comprendre comment s’articule le bonheur à l’affirmation de l’éternel retour de la vie pour Nietzsche. Vivre doit coïncider avec la volonté de voir se reproduire la dynamique propre de la vie. Non pas vouloir la reproduction du bonheur seul, mais la reproduction du bonheur et du malheur dans la dynamique de la vie, source de souffrance et de satisfaction, de recherche constante de la puissance et de la rencontre de résistances. L’instrumentiste en musique qui épouse le phénomène de la vie doit vouloir voir se reproduire et se répéter tous les phénomènes consubstantiels à son apprentissage : la répétition des résistances et des moments de souffrance, comme la satisfaction de leurs dépassements.
Le bonheur naît du dépassement des résistances et s’inscrit dans l’acceptation de la répétition de la vie tout entière.
Retour sur l’auteur
Chez Nietzsche, le bonheur n’est jamais une fin en soi ni un état stable à atteindre, mais l’effet secondaire d’un processus vital plus fondamental : l’accroissement de la puissance. La vie est lutte, tension, affrontement de forces, et toute tentative de définir le bonheur comme repos, harmonie ou absence de souffrance revient à nier cette dynamique. En liant le bonheur à la capacité de surmonter des résistances, Nietzsche rompt avec les morales de la consolation et les philosophies eudémonistes. Le bonheur n’est ni promesse future ni récompense morale, mais le sentiment affirmatif qui accompagne l’intensification de la vie elle-même. Il surgit lorsque l’individu consent à la conflictualité de l’existence, assume la souffrance comme condition de toute création et affirme le devenir plutôt que la sécurité.
Nietzsche aujourd’hui
Gilles Deleuze prolonge la pensée nietzschéenne en interprétant la puissance comme capacité d’affecter et d’être affecté, faisant du bonheur une intensification des rapports plutôt qu’un état psychologique. Dans le champ de l’éthique, des auteurs comme Michel Onfray ou Frédéric Gros réactivent cette conception en opposant une joie active, liée à la création et à l’épreuve, aux modèles hédonistes de bien-être. En psychologie existentielle et en philosophie de la performance, l’idée selon laquelle la satisfaction naît du dépassement de soi et de l’acceptation des difficultés trouve également un écho, notamment dans les discours sur la résilience et la croissance personnelle. À l’écart des promesses de bonheur permanent, Nietzsche continue ainsi d’inspirer une pensée du bonheur comme affirmation tragique de la vie, inséparable de la souffrance, du risque et de la répétition.