Dans toute son œuvre, Val Plumwood, philosophe écoféministe australienne, le dualisme est constitutif du rapport au monde des Modernes occidentaux. Dans La crise écologique de la raison, l’autrice le définit comme une hyperséparation, une rupture ontologique entre deux groupes, qui débouche sur une hiérarchie entre eux. Autrement dit, le dualisme instaure une différence de nature entre les groupes qu’il oppose : par exemple, entre les humains, sujets réflexifs et dignes de considération morale, et les autres vivants, considérés dans une perspective cartésienne comme une matière quasi-inerte, exclue de la sphère éthique.
En opposant humain et nature, sujet et objet, raison et émotion ; le dualisme et les formes de rationalité associée justifient alors la domination de l’un par l’autre. Il fonde à la fois l’exploitation du vivant (l’autrice parle bien de “crise écologique de la raison”), le patriarcat, le racisme et le colonialisme. Contre cette logique, Plumwood appelle à inventer une nouvelle rationalité : écologique, relationnelle et post-dualiste en pensant les luttes de manière intersectionnelle.
Le dualisme n’est pas qu’une séparation conceptuelle, il fonde des hiérarchies qui légitiment domination humaine, patriarcat et exploitation écologique.
Tous les dualismes sont liés à un centrisme hégémonique, qui repose sur la mise en place d’une structure relationnelle asymétrique opposant un pôle primaire (l’Un, le Centre) à un pôle secondaire (les Autres marginalisés, et homogénéisés) dont l’existence est définie négativement par rapport au centre. Typiquement, le dualisme nature/humain oppose l’être humain (vu comme un sujet rationnel, distinct et supérieur) à la nature (réduite à un objet extérieur à exploiter, dominer ou transformer). Il fonde selon elle la logique par laquelle le centre humain se place en position dominante vis-à-vis du reste du monde pour l’exploiter : c’est l’anthropocentrisme.
Cet anthropocentrisme – tout comme l’ensemble des centrismes (androcentrisme, européocentrisme etc.) – se fonde sur une logique rationaliste (c’est-à-dire un culte de la raison). Le rationalisme et le dualisme sont intrinsèquement liés car ils associent tous deux la suprématie de la raison à la suprématie humaine, en identifiant d’un côté les humains à l’esprit actif et à la raison, et de l’autre les non-humains à des corps passifs et commercialisables.
Pour Plumwood, cette ontologie dualiste et rationaliste est alors à l’origine de la crise éco-climatique. Elle permet en effet de mettre en place et de légitimer l’exploitation illimitée de la nature : l’application du rationalisme dans la sphère économique aboutit à des modèles néo-libéraux et économicistes insoutenables, qui ne tiennent pas compte des limites écologiques.
Mais ce mode de pensée rationaliste et dualiste entraîne également l’impossibilité de répondre à la crise. Les réponses institutionnelles restent ancrées dans un hubris technologique en se fondant sur l’idée que la rationalité va nous permettre de répondre aux défis climatiques contemporains alors même qu’elle en est à l’origine (technosolutionnisme).
Val Plumwood montre donc que la rationalité hégémonique est incompatible avec la rationalité écologique et la pérennité de la vie sur terre. Nos structures mentales s’avèrent inadaptées pour penser une réelle écologie relationnelle, car nous sommes dans une incapacité collective à nous penser comme Partie du Tout naturel. L’autrice parle de “crise écologique de la raison” : la rationalité moderne “est irrationnelle au sens où elle est inadaptée à l’environnement dont elle dépend”, car elle procède à une “extériorisation mentale de la Nature” illusoire.
Elle prône alors une “rationalité écologique” qui romprait avec le rationalisme en s’opposant à toute position octroyant à la raison un statut prométhéen ou une valeur suprême ; et qui rejetterait donc les dualismes. Cette rationalité écologique aurait pour fondement la prise en compte de l’interdépendance et la réciprocité des relations des humains avec le reste du vivant et du non vivant.
Intersectionnalité et lutte contre toutes les formes de domination
Mais l’autrice va plus loin : cette logique dualiste et rationaliste est appliquée en réalité à d’autres champs sociaux : la lutte écologiste est nécessairement une lutte contre toutes les formes de domination.
Plumwood montre que le capitalisme a une tendance naturelle à étendre autant que possible la classe des êtres susceptibles d’être traités, en dehors de toute contrainte éthique, comme des ressources et des marchandises. Le dualisme Nature/humain recoupe les dualismes sujet/objet, raison/émotion, homme/femme par exemple. L’autrice souligne que les groupes opprimés sont souvent renvoyés à la Nature en tant que groupes objectifiés, homogénéisés, en rupture avec l’universalité de la raison de l’homme, détachée et “sado-impassible”.
Par exemple, la justification de la colonisation s’est faite sur fond de déshumanisation des peuples autochtones assimilés à des “animaux”, des “sauvages”, et donc à une Nature objectifiée envers laquelle nous n’avons pas de devoir éthique. De même, le patriarcat fonctionne en assignant les femmes au registre du naturel (le corps, la sexualité, la maternité, l’émotion), tandis que les hommes s’arrogent celui de la raison et de l’universalité. Les dominations coloniale et patriarcale sont alors analysées par l’autrice comme étant liées au rationalisme et au dualisme contre lesquels il convient de lutter.
Dans sa perspective intersectionnelle, les luttes politiques (féministes, décoloniales, antiracistes, écologiques) sont intrinsèquement liées et poursuivent donc un même but de rejet du centrisme et du rationalisme.
Val Plumwood affirme alors la nécessité de repenser des formes de rationalité débarrassées des dualismes (et notamment du dualisme corps/ esprit, raison/ émotion) et des centrismes associés. Mais cette lutte écologique ne doit et ne peut pas rester dans le ciel des Idées : elle doit s’incarner dans des luttes concrètes et intersectionnelles de rejet de toutes les formes de domination, qui ne sont que des traductions réelles d’une rationalité dualiste idéelle.
Une véritable rationalité écologique et intersectionnelle exige de rejeter tous les dualismes et les structures de domination qui en découlent.
Plumwood aujourd’hui
Des philosophes comme Donna Haraway et Karen Barad explorent la co-constitution des humains et du non-humain, prolongeant l’idée de Plumwood selon laquelle la séparation sujet/objet est artificielle et problématique. Dans le champ de l’éthique environnementale, des auteurs comme Deborah Bird Rose et Robin Wall Kimmerer intègrent des savoirs autochtones pour repenser les relations humaines avec le vivant, illustrant concrètement la rationalité relationnelle qu’elle défend. Les débats contemporains sur le posthumanisme, l’égalité inter-espèces et les politiques de conservation s’appuient ainsi sur cette critique du dualisme et sur la nécessité d’une pensée écologique et intersectionnelle capable de guider des actions concrètes et responsables.