Pour les universalistes, chercher les vérités de notre monde consiste à se détacher de nos différents visibles pour contempler les “idées vraies”, intemporelles et universelles. Au contraire, les relativistes considèrent que toutes les réponses et les croyances se valent car elles se fondent sur des raisons subjectives dont il serait impossible de se défaire.
Le courant pragmatique élabore une “rupture intégrale” avec ces deux mouvements. Tout en abandonnant l’idée selon laquelle il existe des “certitudes” universelles, les pragmatiques dénoncent le piège relativiste menant à renoncer à toute forme de vérité. Concrètement, ils appellent à rejeter toute forme de préjugés préétablis dans le but d’établir des connaissances communes mieux discutées et travaillées. Selon Rorty, la recherche pour énoncer ce qu’il est bon de dire ou de faire n’est pas impossible. Pour les pragmatistes, c’est en renonçant aux vérités présupposées que l’homme peut converser, délibérer et rechercher avec l’autre de meilleures manières d’être.
Le pragmatisme permet de renoncer aux certitudes universelles tout en construisant des connaissances communes discutables et adaptées au contexte.
Le pragmatisme défendu par Rorty fait donc volte-face à un héritage essentiel de la philosophie occidentale, portée d’abord par Platon. D’après le célèbre penseur américain, la philosophie platonicienne a mené à privilégier la recherche d’un vocabulaire ultime que “l’on considère par avance” comme “le noyau commun, la vérité de tous les autres vocabulaires possibles”. Dans ce cadre, il existe une croyance selon laquelle il serait possible d’être en contact avec “quelque chose qui n’est pas nous-mêmes, où se rencontrerait la vérité nue”, des normes éternelles fixées par une autorité infaillible et omnisciente. La philosophie n’est ici pas tant un exercice de recherche que de contemplation.
C’est précisément cette culture que les pragmatistes remettent en cause. Rorty affirme que le geste pragmatiste conduit à ne plus croire en l’existence d’un critère “profondément enfoui en nous, nous permettant de savoir si nous sommes en contact” avec “le vrai”. Pour Rorty, cette culture hypothétique n’entraînerait pas nécessairement un relativisme destructeur. Ce n’est pas parce qu’il est impossible de “voir” s’il existe bien une vérité “là-dehors”, que l’on ne peut pas distinguer entre plusieurs solutions pour un problème situé. De nombreuses controverses contemporaines reflètent ce besoin. Songeons, par exemple, aux questions relatives à la fin de vie (suicide assisté et euthanasie). S’il semble impossible d’imposer une vérité unique – ce que les nombreux désaccords éthiques à ce sujet reflètent -, nous ne sommes pas condamnés à l’indécision. Parmi les chemins possibles, le rôle du politique est de trancher sur la solution la plus argumentée et la plus adaptée au contexte étudié. Si les incertitudes (scientifiques, éthiques et politiques) persistent, c’est donc que toute décision est potentiellement révisable et rectifiable.
Ainsi, Rorty critique la position relativiste menant à rendre impossible toute possibilité de distinction entre la pluralité de nos croyances. Dire que nos connaissances dépendent d’un contexte spécifique ne signifie pas que toutes se valent. Remettre en cause l’existence de normes “transcendantales” et objectives conduit plutôt à embrasser l’incertitude, à dialoguer avec les autres. “Dans le cadre de la conversation, les hommes peuvent exprimer leurs croyances, les confronter, les mesurer les unes aux autres et, à la fin, déterminer laquelle est la plus intéressante.”
Philosophie comme tâche infinie et pluralité des points de vue
Avec les pragmatistes, la philosophie est un défi, une tâche infinie. Le but de la recherche est la possibilité “de parvenir à une combinaison opportune […] déterminée à coups d’essais et d’erreurs”. Les réponses établies sont donc potentiellement faillibles, toujours à requestionner, à partir de nouvelles connaissances et d’autres regards. La pluralité des points de vue (scientifique, politique, sociale…) est ainsi un élément essentiel pour élaborer une connaissance la plus consistante possible.
La connaissance pragmatiste repose sur un processus d’essais et d’erreurs qui intègre la pluralité des perspectives pour produire des solutions révisables et robustes.
Rorty montre que le pragmatisme ne cherche pas la vérité absolue mais favorise un dialogue continu et critique. Les croyances et opinions, loin de se neutraliser ou de se réduire, s’évaluent dans la conversation et dans l’expérience partagée, permettant ainsi d’atteindre des solutions adaptatives et révisables.
Rorty aujourd’hui
Dans le domaine éthique, des auteurs comme Elizabeth Anderson appliquent la logique pragmatiste pour arbitrer entre valeurs conflictuelles dans des questions comme la justice sociale ou l’éthique médicale. En philosophie politique, Richard Shusterman explore l’esthétique pragmatiste pour envisager la délibération démocratique comme un processus expérimental et contextuel. Dans le champ des sciences sociales et de la philosophie des sciences, Cornel West et Cheryl Misak insistent sur l’importance de l’évaluation des croyances selon leur efficacité dans le dialogue et la résolution de problèmes, prolongeant la conception de Rorty selon laquelle la vérité se mesure dans la conversation et l’expérience partagée. Ces travaux illustrent comment le pragmatisme reste une méthode vivante pour penser la pluralité des perspectives et produire des solutions adaptatives dans des contextes variés.