L’ère de l’information a-t-elle détruit la vérité commune ?

Byung-Chul Han et la crise de la vérité à l’ère numérique

L’ère de l’information a-t-elle détruit la vérité commune ?

Byung-Chul Han et la crise de la vérité à l’ère numérique

Dans son œuvre Infocratie, Byung-Chul Han met en lumière la crise de la vérité qui gangrène le monde contemporain. La cause : l’ère de l’information. Avec l’avènement du numérique, le monde et le discours se voient réduits à de l’information. L’aspect communicationnel du discours est perdu et remplacé par l’instantanéité de la rationalité numérique.

La nature narrative du discours, qui est essentielle à la vérité chez Byung-Chul Han, disparaît. La vérité, chez cet auteur, est le tissu qui maintient la société et les hommes dans un monde commun. Avec l’avènement du numérique, l’homme et son discours sont fracturés en informations. Dès lors, il n’est plus possible d’établir une continuité, un monde commun entre les hommes. D’après ce dernier, l’humanité serait condamnée à errer dans un nouveau nihilisme qui refuse toute prétention à la vérité.

L’ère de l’information voit le jour avec le numérique. Grâce aux algorithmes et aux intelligences artificielles, la rapidité des échanges est décuplée et exige l’utilisation des données. L’arrivée du numérique ne marque pas simplement un pas dans le progrès incessant de l’humanité : elle engendre aussi une nouvelle forme de communication entre les hommes.

L’ancienne forme de communication, le discours dialectique, nécessitait l’autre afin de construire avec lui un chemin vers la vérité. L’ère de l’information court-circuite cette forme de communication, car celle-ci est incapable d’articuler la quantité innombrable de données. La rationalité numérique émerge alors comme une nouvelle manière de penser et de communiquer, grâce aux données. Le problème de cette nouvelle rationalité : elle ne nécessite plus l’autre, l’individu est isolé.

La vérité présentée chez Byung-Chul Han n’est pas simplement « l’objectif », comme le laisserait entendre le sens courant. Elle est, par-dessus tout, le lien, le fil conducteur qui relie les hommes entre eux et au monde.

L’information s’oppose à la vérité de par sa nature non relationnelle : singulière et instantanée. Une donnée ou une information peut exister en toute indépendance. Les paramètres de la chute d’une pierre à un instant « t », la fréquence vibratoire de l’air quand un oiseau chante, sont tous deux des exemples pouvant être arrachés de leur contexte, car ils ne font pas référence à une réalité plus grande. Il en est de même pour l’information que l’on reçoit sur nos fils d’actualités Twitter, Instagram, etc. Elles n’ont aucun contenu narratif ni unificateur : elles ne sont que des informations. L’information n’a en elle-même aucune réalité, et c’est cette déconnexion de la réalité qui rend l’information désastreuse pour la vérité.

La vérité agit telle une toile qui relie les individus entre eux et donne substance, texture et durée à leur existence. Une grande quantité d’informations, quant à elle, ne conduit pas vers la vérité ; au contraire, elle paralyse les individus sous un tsunami de données singulières, instantanées et décontextualisées.

L’information instantanée et décontextualisée remplace la vérité, privant les individus d’un lien social et d’une continuité narrative.

Le problème s’aggrave avec la reproductibilité infinie de l’information, qui laisse place à la suspicion. L’ère de l’information est une ère de méfiance où nous doutons de tout : le réel perd sa solidité. Cette méfiance vis-à-vis du réel agit comme une force centrifuge qui accentue les écarts entre les individus.

Tous ces facteurs viennent créer des bulles de filtres, qui sont des poches isolées d’individus rassemblés autour d’un amas de données disjointes. Dans ces petits mondes isolés du réel, les individus se créent une nouvelle identité à travers l’information. La nature disjointe des bulles de filtres est un terrain fertile pour le complotisme et l’idéologie, qui viennent, sous l’apparence de la vérité, usurper tout espoir de construire un monde commun avec le reste de l’humanité. Par conséquent, les débats se sont visiblement atrophiés, les discours sont devenus de plus en plus réactionnaires et les théories du complot prennent davantage d’ampleur.

Cette structure nébuleuse d’informations, ambivalente, composée d’autant de vérités que de mensonges, ne donne aucune prise aux individus et les laisse en proie à un nouveau nihilisme. Le nouveau nihilisme est « une des failles pathologiques de la société d’information ». Ce nihilisme outrepasse la révolution des valeurs chez Nietzsche. Il est, au contraire, l’effacement total des valeurs et du réel. Le nouveau nihilisme se présente comme une « défactualisation » totale de l’expérience. Le réel n’a plus d’importance.


L’effacement du monde commun et la perte de la vérité

Chez Byung-Chul Han, la prétention à la vérité est révolue. L’humanité a été atomisée par l’ère de l’information. L’espoir d’un éventuel monde commun est anéanti et a été remplacé par une infinité de bulles de filtres. La vérité, elle-même, finit par simplement devenir une information parmi d’autres.

L’individu est piégé comme les prisonniers dans la caverne de Platon, à la différence qu’il n’y a plus aucune échappatoire. La lumière de la vérité, qui, dans le mythe original, agissait comme l’idéal régulateur, est maintenant remplacée par d’innombrables lumières bleues projetées à partir de toutes les surfaces environnantes. Ceux qui parviendraient à se détacher de leurs chaînes et à s’adresser aux autres prisonniers ne pourront que s’attendre à l’indifférence, car cette vérité, si précieuse soit-elle, n’est devenue qu’une information parmi d’autres.

La vérité perd son rôle de lien commun et devient une simple information parmi des flux numériques isolés.

Han aujourd’hui

Les réflexions de Han trouvent écho chez plusieurs penseurs contemporains qui prolongent son analyse de la fracture du lien social à l’ère numérique. Shoshana Zuboff explore la manière dont les plateformes numériques exploitent et segmentent l’attention des individus, renforçant l’atomisation du discours et la perte de continuité. Luciano Floridi et Helen Nissenbaum travaillent sur l’éthique de l’information et la manière dont la surabondance de données impacte la perception du réel et de la vérité. Dans le champ de la philosophie politique, des auteurs comme Byung-Chul Han lui-même et Jean-Luc Nancy interrogent la crise de la communauté et la disparition des espaces de dialogue public. Ces analyses concrètes montrent que la transformation du lien social par l’information et le numérique, que Han avait diagnostiquée, reste au cœur des débats actuels sur la vérité, la responsabilité et la cohésion sociale.

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