En quoi la conviction est-elle un mensonge selon Nietzsche ? 

Nietzsche et la critique des certitudes face au doute et à la recherche de vérité

En quoi la conviction est-elle un mensonge selon Nietzsche ? 

Nietzsche et la critique des certitudes face au doute et à la recherche de vérité

La conviction ou la prétention de détenir un savoir, une pensée, une théorie certaine repose sur la croyance en la vérité, plus précisément en la vérité absolue, c’est-à-dire une vérité immuable et éternelle. Une telle certitude n’a pas de sens dans un monde soumis au devenir, c’est-à-dire au changement. Nietzsche oppose à l’esprit de conviction, qui a besoin de certitude, la pensée libre, désignée aussi par « esprit scientifique », qui repose sur l’acceptation du doute et de l’éphémère, attitude bien plus propice à faire émerger une pensée probante et authentique.

La conviction fige la vérité, nous laissant croire que cette dernière existerait en soi et indépendamment de l’esprit qui la produit. En ce sens, elle est un mensonge qui, recouvert du manteau de la « vérité », cherche à sanctifier ce qui n’est au fond qu’une opinion.

Fondamentalement, aux yeux de Nietzsche, ce sont nos passions qui sont à la source de nos opinions, puis « la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions ». Par là, Nietzsche ne nous exhorte pas à ne croire en rien, mais à accepter que nos croyances n’ont aucun fondement assez assuré pour résister en tout lieu et en tout temps. La conviction repose sur des opinions véhiculées par un mouvement, par un parti politique ou intellectuel ; leur persistance dans notre esprit traduit l’arrêt de la recherche. La vérité n’est jamais un objet que nous pourrions saisir, mais une quête constante et incessante, qui n’en finit jamais de s’actualiser.

La vérité n’est jamais un objet que nous pourrions saisir, mais une quête constante et incessante, qui n’en finit jamais de s’actualiser.

Nietzsche insiste sur la méthode scientifique, qui, bien plus que la science en elle-même, garantit la recherche de vérité et laisse peu de place aux convictions. Sans elle, la science sombrerait dans « la superstition et l’absurdité ». On le constate chez ceux qui ne se préoccupent que des résultats de la science et qui s’affranchissent de son exigence et de ses critères méthodiques, pourtant nécessaires à l’obtention de ces résultats. Ce type d’individu s’empresse de transformer en conviction ce qui n’est qu’une hypothèse : « ils sont alors tout feu tout flamme à son sujet et pensent que tout est réglé ». En somme, c’est l’exigence de sa méthode qui donne à la recherche son caractère probant et inhibe les instincts fanatiques qui veulent faire de toute opinion une conviction.

La critique des convictions dans la vie et l’histoire

Dans Le Gai savoir, Nietzsche nuance son point de vue sur le corps scientifique en affirmant que même les chercheurs baignent dans une sphère « métaphysique » : la « volonté de vérité » est finalement une autre conviction sacrifiant sur son autel toutes les autres. La science est mue par une aspiration à la vérité ; elle repose donc sur le présupposé que la vérité existe, pire, qu’elle serait à rechercher à tout prix. Elle en fait un objet sacré. Nietzsche dénonce cette ultime croyance, « la conviction qu’il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité », comme étant possiblement non bénéfique à la vie, voire hostile à celle-ci : peut-être que la vie a aussi besoin de la tromperie et de l’erreur.

Nietzsche ne s’emploie pas seulement à dénoncer les convictions théoriques et intellectuelles, mais aussi celles de la vie quotidienne. Il affirme que nous avons tendance à gratifier les individus qui conservent leurs certitudes et que nous critiquons et jugeons ceux qui les trahissent. Cette fidélité absolue à nos opinions, à nos promesses faites sous le joug de la passion, ou à un état passé qui ne correspond plus à nos conditions de vie actuelles, est selon lui absurde.

Sommes-nous obligés d’être fidèles à nos erreurs ?

La réponse nietzschéenne est non. De façon quelque peu polémique, le philosophe allemand affirme que nous devons être infidèles, que nous devons être des traîtres, que nous devons abandonner encore et toujours notre idéal. Telle est la condition de l’esprit libre, fondé sur une indépendance de pensée, défaite de toute conscience de parti.

Le regard que porte Nietzsche sur l’histoire de l’humanité lui laisse penser qu’une dévalorisation précoce de la conviction aurait pu prévenir certains massacres orchestrés par les cultures humaines qui en étaient imprégnées. Les hommes tuent ceux qu’ils appellent des hérétiques, car ils pensent détenir dans leur opinion une vérité fondamentale. Selon Nietzsche, s’ils les avaient sondées plus en profondeur, ils auraient pu constater leur caractère non absolu et artificiel, car c’est bien la foi aveugle dans leurs croyances qui a rendu l’histoire de l’humanité si violente. Il prend l’exemple de la période de la Réforme pour dénoncer ces violences commises au nom de la conviction religieuse et pour distinguer, à travers les moyens utilisés pour asseoir ces opinions, ce qui relève d’une « culture arriérée » et d’une culture supérieure. Les individus qui recourent à une extrême violence pour affirmer leurs convictions trahissent une passion dévorante pour la vérité, une attitude d’esprit arriérée, encore dominée par d’anciennes croyances. Nietzsche, quant à lui, préfère la recherche d’une vérité « qui ne se fatigue jamais d’examiner de nouveau ».

Nietzsche aujourd’hui

La critique nietzschéenne des convictions et de la prétendue objectivité inspire des recherches contemporaines en philosophie, en sciences sociales et en études critiques. En épistémologie, des auteurs comme Lorraine Daston et Peter Galison analysent comment les pratiques scientifiques sont historiquement situées et disciplinées, prolongeant la réflexion de Nietzsche sur la méthode et le contrôle des passions. Dans le champ de la philosophie politique, Judith Butler et Axel Honneth explorent comment les croyances socialement partagées deviennent des normes qui structurent le pouvoir et l’identité, rejoignant la critique nietzschéenne de l’adhésion aveugle à des convictions. En psychologie et cognitive science, des travaux sur le biais de confirmation et la plasticité cognitive soulignent l’importance de l’examen critique continu des opinions et de la remise en question des certitudes, mettant en pratique l’idée nietzschéenne selon laquelle la vérité est un processus vivant et non un objet fixe.

Vous aimez lire nos décryptages ?

Soutenez-nous ! Parce que nous sommes un média :

Le désir est-il un élan sincère de soi vers l’objet ?

Mais cette illusion si confortante s’effrite dès que l’on prête attention au reg...

L’histoire peut-elle jamais être autre chose qu’un récit partiel ?

L’historien n’est pas maître du passé. Il hérite d’un matériau lacunaire, souven...

Lorsque les odeurs deviennent mémoire

Il existe des matins où le monde semble se former à nouveau, goutte à goutte, da...

Prisonniers de la grande illusion : Sommes-nous les enfants d’un mirage ?

En 2003, dans un fracas discret mais déterminant, un penseur suédois du nom de N...

Le désir est-il un élan sincère de soi vers l’objet ?

Mais cette illusion si confortante s’effrite dès que l’on prête attention au regard d’autrui. René Girard, philosophe du XXe siècle, a percé cette façade d’authenticité pour y...

L’histoire peut-elle jamais être autre chose qu’un récit partiel ?

L’historien n’est pas maître du passé. Il hérite d’un matériau lacunaire, souvent érodé par l’oubli, rongé par le feu ou le fanatisme. Les bibliothèques brûlées d’Alexandrie, ...

Lorsque les odeurs deviennent mémoire

Il existe des matins où le monde semble se former à nouveau, goutte à goutte, dans l’arôme d’un café ou la lumière trouble d’un lever de soleil. C’est dans cette alchimie disc...

Prisonniers de la grande illusion : Sommes-nous les enfants d’un mirage ?

En 2003, dans un fracas discret mais déterminant, un penseur suédois du nom de Nick Bostrom, aussi à l’aise dans les labyrinthes mathématiques que dans les dédales philosophiq...

Rejoignez notre communauté

Recevez chaque semaine nos derniers dossiers, grands entretiens et décryptages dans votre boite mail !