Comment la vertu, selon Aristote, devient-elle le chemin du bonheur ?

L’art de devenir soi

Comment la vertu, selon Aristote, devient-elle le chemin du bonheur ?

L’art de devenir soi

Chez Aristote, atteindre la vertu n’est ni un don inné ni une règle imposée de l’extérieur : c’est un processus de transformation personnelle qui, par la répétition de bonnes actions, conduit à l’excellence et au bonheur. Aristote défend ainsi davantage une éthique de l’être qu’une morale du faire.

C’est une éthique qui porte sur notre devenir en tant que personne et ne se concentre pas sur la morale d’actions isolées. Le bien agir vise le bien-être, et ce bien agir doit devenir une habitude qui nous permet progressivement de nous améliorer et de devenir vertueux. Le but de cette action est de se transformer soi-même, de devenir meilleur, et, in fine, de découvrir le bonheur. Chez Aristote, il n’y a pas de dissociation entre la vertu et le bonheur : la pratique des vertus conduit à l’accomplissement et au bonheur. La vertu est en puissance en chacun de nous ; il ne tient qu’à nous de la réaliser.

De la puissance à l’acte : le cœur intelligent

Pour Aristote, la vertu n’est pas une fin isolée, mais une pratique capable de transformer celui qui agit en ce sens et de le mener au bonheur. Ce bonheur n’est pas un plaisir passager, mais l’aboutissement d’une vie consacrée à la pratique des vertus. Comme il l’écrit dans le Livre I de l’Éthique à Nicomaque :

“La cause véritablement déterminante du bonheur réside dans l’activité conforme à la vertu.”

Ainsi, plus on agit vertueusement, plus on s’améliore et plus on se rapproche de ce que l’être humain peut accomplir de meilleur. Le bien n’est pas un idéal abstrait : il s’enracine dans des habitudes qui, par répétition, deviennent des dispositions stables de l’âme – autrement dit, des manières durables de sentir, juger et agir.

“C’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux.”

Pour comprendre cette conception de la vertu et du bonheur, il faut saisir la distinction entre puissance et acte. Chez les Grecs, tout être naît porteur de potentialités dites “en puissance”, qui sont amenées à se réaliser ou non. Ce passage de la potentialité à la chose concrète est le passage de la puissance à l’acte, qu’Aristote nomme entéléchie — c’est-à-dire la réalisation de ce que chaque être est destiné à devenir.

Par exemple, la pleine réalisation d’une statue d’un dieu grec serait d’orner un temple : c’est ainsi qu’elle accomplit sa fin. De même, l’être humain ne naît pas vertueux ; il naît en puissance de vertu. Il existe certes une part d’inné, une intention d’aller vers le bien, mais cela ne suffit pas sans apprentissage ni éducation.

Une fois que l’habitude de bien agir est acquise, on peut actualiser notre capacité à bien faire. Savoir faire quelque chose, c’est être en puissance de son amélioration. Le savoir-faire n’est jamais figé : il contient déjà en lui la possibilité de progresser.

Cependant, même si l’on ne naît ni vertueux ni vicieux, il y a tout de même des prédispositions. Il ne s’agit donc pas seulement d’avoir une bonne intention : il faut aussi réfléchir à la manière d’agir pour que cette intention conduise réellement au bien.

Aristote distingue trois parties de l’âme : l’âme végétative, l’âme sensitive et l’âme intellective. La bonne intention vient de l’âme sensitive, mais l’âme intellective doit ensuite raisonner pour orienter cette intention vers le bien agir. Cette intelligence pratique, qu’Aristote appelle la prudence, correspond au moment de la délibération. C’est un dialogue intérieur : une réflexion qui précède la décision d’agir.

À force d’être répétée, cette réflexion devient spontanée : le cœur devient intelligent. Par l’expérience, la vertu devient un pli de l’âme, une habitude naturelle. C’est le fruit de la coopération entre l’âme sensitive et l’âme intellective. Aristote insiste sur ce caractère “naturel acquis” de la vertu morale : elle permet de réaliser la nature humaine.

L’homme prudent est un homme d’expérience qui sait d’un regard ce qu’il convient de faire. Cet homme délibère sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même. Cela peut paraître égoïste, mais pour Aristote, bien agir, c’est faire le bien en soi et pour soi, un bien qui profite aussi à la cité. Il cite Périclès :

“Nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général.”

La vertu est donc une habitude, mais une habitude de la médiété. Cette “mesure” signifie que la vertu éthique, façonnée par la prudence, consiste à viser le juste milieu entre deux excès. Être vertueux, c’est donc avoir le sens de la mesure. Le courage, par exemple, est le juste milieu entre la lâcheté et la témérité. Sans prudence, l’homme tomberait dans son penchant naturel : la démesure.

Le système de la vertu chez Aristote sert aussi à définir la moralité d’une action. C’est la vertu de la personne qui détermine la moralité de l’acte. Une action bonne en elle-même, accomplie par quelqu’un de non vertueux, peut être faite par caprice ou par intérêt. À l’inverse, une action isolément mauvaise ne suffit pas à juger son auteur vicieux.

Comme il l’écrit dans le Livre V de l’Éthique à Nicomaque :

“On peut commettre une injustice sans pour autant être injuste (…) de même on n’est pas voleur, même si l’on a volé, ni adultère, même si l’on a commis l’adultère.”

La moralité de l’acteur détermine donc celle de l’action. La vertu n’est pas donnée : elle s’acquiert. Fruit de l’éducation et de l’expérience, elle naît de l’union entre sensibilité et raison, s’exprime par la prudence et le juste milieu, et guide l’homme vers le bonheur et l’accomplissement de sa nature.

Le sujet dans la littérature contemporaine

Dans la pensée contemporaine, la question aristotélicienne du “devenir vertueux” se transforme en interrogation sur la construction du sujet moral. Des philosophes comme Charles Taylor ou Paul Ricoeur réactualisent cette idée en l’ancrant dans la modernité : le sujet n’est plus seulement façonné par ses habitudes, mais aussi par son rapport à autrui, à la mémoire et à la narration de soi. Chez Ricoeur, par exemple, la vertu devient un acte de cohérence intérieure : “se raconter pour se comprendre”. Le sujet éthique se construit à travers le récit de ses actions, cherchant une continuité entre ce qu’il fait et ce qu’il veut être. Michel Foucault, quant à lui, prolonge cette dynamique en parlant de “techniques de soi” : des pratiques volontaires par lesquelles l’individu façonne sa propre existence, retrouvant ainsi, à sa manière, la discipline aristotélicienne du perfectionnement. La vertu, dans cette perspective, n’est plus une simple habitude morale : elle devient une création de soi, une œuvre en mouvement où le sujet se sculpte par la réflexion, la répétition et la résistance à ses propres excès.

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