La radicalisation est-elle une dérive individuelle ?

Frantz Fanon : quand la violence devient un cri d’existence

La radicalisation est-elle une dérive individuelle ?

Frantz Fanon : quand la violence devient un cri d’existence

Entre les années 1950 et 1960, Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonial martiniquais, théorise les mécanismes de la violence structurelle et de l’aliénation subie par les peuples colonisés. Son ouvrage majeur Les Damnés de la Terre, publié en 1961, quelques mois avant sa mort, analyse comment les rapports de domination imposés par le colonialisme peuvent conduire à une réponse violente.

Il y décrit le phénomène de radicalisation politique — Fanon n’emploie pas le terme « radicalisation », préférant parler d’un processus de subjectivation révolutionnaire dans le cadre des luttes de libération nationale. Ce mot est ici utilisé au sens contemporain, pour souligner certaines analogies tout en reconnaissant les différences contextuelles.

Cette lecture a influencé de nombreux mouvements de libération nationale en Afrique et en Asie, mais aussi certaines pensées politiques contemporaines sur les discriminations raciales, notamment dans les sociétés postcoloniales. Plus récemment, ses idées ont été mobilisées pour analyser les parcours de jeunes issus de l’immigration confrontés à l’exclusion sociale et parfois attirés par des formes de radicalisation politique ou religieuse.

L’analyse de Fanon s’ancre dans une époque marquée par l’effondrement des empires coloniaux, mais ses thèses dépassent largement ce cadre historique. Pour comprendre leur résonance actuelle, il faut revenir sur la manière dont il articule la violence comme produit, puis comme réponse, à des systèmes oppressifs.

Fanon constate d’abord une réalité brutale : le colonisé est exclu de l’humanité par le colonisateur. Il vit dans un monde compartimenté, où les privilèges matériels, symboliques et politiques sont monopolisés par une minorité dominante. Ce déséquilibre structurel ne se limite pas aux rapports de force économiques ; il s’accompagne d’une entreprise d’effacement culturel, linguistique et psychologique.

L’individu dominé intériorise l’idée de sa propre infériorité, ce que Fanon nomme l’aliénation : un processus par lequel l’identité du dominé est dévalorisée jusqu’à disparaître sous les normes du dominant.

Il décrit une violence inscrite dans les structures du système colonial, qui n’a pas toujours besoin de matraques ou de fusils pour s’exercer : elle réside dans les lois, les discours, les représentations sociales. Selon lui, c’est l’intensité de cette violence invisible mais constante qui peut faire surgir la radicalisation comme rupture psychique et politique. Pour Fanon, le colonisé libère son être en répondant à la violence du système par une autre violence.

Là où l’ordre social nie des existences, la radicalisation devient parfois le dernier mot d’un silence imposé.

Cette réponse n’est pas gratuite ni aléatoire : elle est le résultat d’un lent processus de déshumanisation. À force de ne pas exister aux yeux des autres, il devient vital pour certains de s’affirmer, fût-ce de manière extrême. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon note que cette violence n’est pas seulement destruction : elle est aussi tentative de reconstruction identitaire. Elle marque une volonté d’échapper à l’humiliation quotidienne et de reprendre le pouvoir sur sa propre vie.

Héritages et fractures contemporaines

Ce raisonnement a trouvé un écho particulier dans les analyses contemporaines des trajectoires de radicalisation, notamment dans les banlieues françaises ou dans les pays occidentaux où certains jeunes issus de l’immigration postcoloniale disent ne pas trouver leur place.

Les discriminations, l’échec scolaire, le chômage, les contrôles au faciès, les discours stigmatisants : autant de marqueurs d’un malaise social que Fanon aurait pu qualifier de néocolonial, au sens d’une domination économique, culturelle ou politique qui perdure après la fin officielle de la colonisation, souvent sous des formes plus insidieuses.

Un rapport du Sénat français de 2017 indique que la majorité des jeunes radicalisés en prison ont déjà vécu des discriminations raciales ou sociales majeures. Cette radicalisation peut prendre des formes variées : religieuse, politique ou identitaire.

Ce que Fanon aide à comprendre, c’est que ce n’est pas l’idéologie en soi qui précède le passage à l’acte, mais un vide identitaire et un besoin de reconnaissance. Il ne s’agit pas de justifier cette violence, mais de la contextualiser. Là où les discours sécuritaires n’y voient qu’un choix personnel ou une dérive idéologique, Fanon propose une lecture systémique.

En comparant plusieurs situations historiques, on repère des récurrences sans confondre pour autant les régimes ni les conjonctures. La guerre d’Algérie, que Fanon a vécue de près en tant que membre du FLN, illustre une logique où la violence coloniale — ici un colonialisme de peuplement — a produit une contre-violence nationaliste.

D’autres contextes renvoient à des configurations différentes : l’occupation et la dépossession en Palestine, la ségrégation raciale de l’apartheid en Afrique du Sud ou encore certaines luttes noires aux États-Unis. Fanon sert ainsi de grille heuristique pour saisir des récurrences — déshumanisation, légitimation de la contre-violence, dynamique de dépossession — sans pour autant que les conditions stratégiques se recouvrent.

La pertinence actuelle de Fanon tient aussi à sa lucidité sur les limites de la violence. Il ne la romantise pas et en montre les risques : fragmentation sociale, épuisement moral, instrumentalisation politique. Il avertit que si l’oppression est une maladie, la violence peut en être le symptôme, mais pas forcément le remède.

Aujourd’hui encore, plusieurs chercheurs mobilisent Fanon pour analyser le ressentiment identitaire dans les sociétés fracturées. Le politologue Olivier Roy, par exemple, évoque le « décrochage culturel » de certains jeunes qui ne se sentent ni pleinement français, ni vraiment issus de leur culture d’origine. Cette perte de repères crée un terrain fertile pour des idéologies radicales simplificatrices, qui promettent appartenance et dignité.

Fanon ne glorifie pas la violence : il la déchiffre comme un cri, celui de ceux qu’on a trop longtemps refusé d’entendre.

Ce que Fanon éclaire, c’est le mécanisme psychique et politique de cette fracture. Là où certains y voient une menace extérieure, il invite à regarder le miroir : que dit cette radicalisation de nos systèmes sociaux ? Et que faire pour éviter qu’elle ne devienne, pour certains, l’unique moyen de crier leur existence ?

Le sujet dans la littérature contemporaine

La question du sujet, telle que posée par Fanon, trouve de nouveaux échos dans la pensée contemporaine. Des philosophes comme Achille Mbembe, Judith Butler ou encore Byung-Chul Han prolongent cette réflexion sur la manière dont les structures de pouvoir façonnent, fragmentent ou effacent l’individu moderne.

Achille Mbembe, dans Critique de la raison nègre, montre comment la domination postcoloniale s’est déplacée vers de nouvelles formes de dépendance économique et symbolique, produisant un sujet toujours en quête de reconnaissance. Judith Butler, à travers sa théorie de la performativité, interroge la manière dont les identités sont produites et contraintes par les normes sociales et politiques. Quant à Byung-Chul Han, il souligne que la société néolibérale n’impose plus une violence extérieure mais intérieure : celle du rendement, de la comparaison et de l’auto-exploitation.

Ainsi, le sujet contemporain, qu’il soit postcolonial, socialement marginalisé ou simplement épuisé par les injonctions du monde moderne, reste au cœur d’un même processus : celui de la lutte pour exister dans un système qui tend à réduire l’humain à une fonction, une catégorie ou une statistique. Fanon, à travers sa pensée, continue d’offrir une voie pour repenser cette humanité blessée, et rappeler que l’acte de se réaffirmer — parfois violemment — reste avant tout une quête d’être.

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