Entre le simple fait d’être et l’exigence d’exister
Fondateur de l’existentialisme chrétien, Søren Kierkegaard (1813-1855) s’est attaché à cartographier l’existence en en déployant toutes les modalités. Dès Ou bien… ou bien (1843), et plus nettement dans le Post-Scriptum aux Miettes philosophiques (1846), le penseur danois pose les jalons d’une « science-existentielle » (Existential-Videnskab) et conçoit l’existence comme un paradoxe et une synthèse, liés à la subjectivité, à la vérité, au devenir et au religieux.
Kierkegaard introduit une distinction essentielle entre deux « formes » d’existence, dessinant une véritable ontologie dynamique : La Tilværelse, existence générale, de fait, commune à tous les étants. Et l’Existents, existence comme tâche, c’est-à-dire un devenir individuel qui dépasse la simple donnée d’être.
L’homme est le seul existant qui ne se contente pas d’être : il est sommé d’exister. »
L’homme est le seul existant appelé à franchir ce seuil : aller au-delà de la Tilværelse, non pas seulement constater qu’il est, mais se saisir comme porteur de l’exigence d’exister en propre. Ce passage s’opère par le devenir qualitatif (den kvalitative Overgang), qui transforme la simple donnée en véritable subjectivité. Exister, c’est dès lors s’efforcer, dans et par ce devenir, de se dire comme individu.
La vérité de l’existence chrétienne
Exister pleinement, pour Kierkegaard, c’est orienter sa vie vers l’accomplissement de soi dans la vérité, « trouver une vérité pour laquelle je veuille vivre et mourir ». La question de l’existence est inséparable de celle de la destination d’un individu singulier (den Enkelte), qui se sait incomplet devant Dieu et s’interroge sur la manière de devenir lui-même.
L’homme est une « synthèse d’infini et de fini, de temporel et d’éternel, de liberté et de nécessité », une union d’âme et de corps portée par l’esprit. Cette structure impose une tâche : approfondir l’existence selon les étapes esthétique, éthique et religieuse. C’est seulement dans la foi, face au paradoxe chrétien, que l’existence atteint sa plénitude. Dieu, qui est mais n’existe pas, devient existant dans le Christ : un Dieu fait homme.
«Exister, c’est entrer dans la vérité à travers le paradoxe d’un Dieu devenu homme. »
Ainsi, l’individu n’actualise son existence que dans le rapport à l’« individu absolument existant », le Christ. L’existence chrétienne est dès lors le seul mode d’existence où la relation à Dieu devient constitutive de l’être. Elle n’est ni substance autonome ni essence figée, mais tâche relationnelle : un être-en-relation, structuré par l’Absolu et par la foi.