Mais que reste-t-il de cette promesse quand l’homme découvre que la torche qu’il brandissait a mis le feu à sa propre maison ? En 1947, Max Horkheimer et Theodor Adorno, réfugiés dans le tumulte métallique de l’Amérique, méditent sur le désastre. Dans La Dialectique de la raison, ils entreprennent une dissection douloureuse de ce rêve fracassé. Marqués par les horreurs industrielles de la guerre mondiale, par Auschwitz, Hiroshima, les foules galvanisées par des chants patriotiques ou des spots publicitaires, ils dénoncent une inversion tragique : la raison, au lieu d’émanciper, s’est mise à dominer.
Ils appellent cela la raison instrumentale — cette manière froide, méthodique, calculatrice, d’appréhender le monde comme un stock de ressources à exploiter, de comportements à modéliser, de corps à surveiller. Les sciences naturelles, dans cette logique, deviennent les nouvelles prêtresses d’un mythe positiviste, exigeant que toute vérité soit chiffrée, toute émotion mesurée, toute singularité dissoute dans le général. Ce qui ne se prouve pas, ce qui ne se quantifie pas, devient suspect. L’irrationnel est banni, le spirituel exilé, le poétique réduit à une anomalie.
Et dans ce monde où l’homme se croit lucide, il devient chose parmi les choses. Le langage des mathématiques remplace celui des songes. L’individu n’est plus qu’un chiffre sur un graphique, un segment dans un algorithme, un échantillon de marché. « L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose », écrivent-ils, dans un cri lucide et tragique.
Les symphonies mécaniques de l’oubli
Mais le plus insidieux n’est peut-être pas dans les laboratoires, ni dans les usines. Il se cache dans les salles obscures des cinémas, dans les rythmes stéréotypés des chansons, dans les scripts prévisibles des séries. Horkheimer et Adorno regardent avec inquiétude la montée de l’industrie culturelle, cette fabrique massive d’objets standardisés qui travestit le divertissement en mécanisme d’endoctrinement doux.
Sous le masque du progrès, la raison moderne a bâillonné l’esprit critique, réduit l’individu à des équations, et offert à l’industrie culturelle les moyens d’uniformiser les âmes.
Car les films hollywoodiens, les tubes radiophoniques, les best-sellers calibrés ne sont pas de simples passe-temps. Ils sont des armes d’uniformisation. En partant de stéréotypes soigneusement étudiés, ces produits culturels imposent un modèle unique de vie, d’amour, de succès. Ils injectent dans chaque conscience une norme, une attente, un rythme. On rit à la minute trente, on pleure à la quarante-deuxième. On désire ce que l’on nous montre. On pense ce que tout le monde pense.
Et dans ce manège orchestré, l’esprit critique se fige. La pensée se retire. L’individu, croyant s’amuser, se soumet sans même s’en rendre compte. Il devient rouage d’un engrenage qui l’écrase et qu’il continue pourtant de faire tourner. La domination ne se vit plus comme une contrainte, mais comme une évidence. L’aliénation se déguise en liberté.
Ce que dénoncent Horkheimer et Adorno n’est pas seulement un excès de rationalité, mais sa perversion tragique. Car la raison, devenue mythe, a oublié son essence. Elle s’est retournée contre ce qu’elle voulait protéger. Elle n’est plus ce feu qui éclaire, mais ce brasier qui consume. Et dans le silence d’après-guerre, au cœur d’une modernité sûre de sa toute-puissance, deux philosophes en exil osent encore poser la question que tout le monde veut taire : et si notre plus grande conquête était aussi notre plus grande trahison ?
Aux marges du refuge : genèse et errance d’une pensée éclairée
Max Horkheimer et Theodor Adorno, étudiants de philosophie à l’université de Francfort dans les années 1920, sont les figures fondatrices de l’Institut de recherche sociale, dès 1923. Leur ambition : unir la rigueur kantienne, l’héritage hégélien, la critique du marxisme et les intuitions freudiennes, pour comprendre la crise de la civilisation moderne. Horkheimer, directeur de l’Institut, développe ensuite la notion de « raison instrumentale » dans son essai Eclipse of Reason (1947), où il dénonce la réduction de la raison à un simple outil utilitaire . Pendant leur exil américain (1939‑1944), les deux auteurs composent La Dialectique de la raison à partir des Philosophischen Fragmente (1944), avant la publication définitive à Amsterdam en 1947. Par cet opus, ils jettent un miroir impitoyable sur l’essor de la technique, la mécanique du pouvoir, et l’ombre des totalitarismes issus du rationalisme.
Aux portes de l’ombre : les contradicteurs de la raison instrumentaliste
Toutefois, ces analyses n’ont pas été reçues sans débat. Certains contemporains reprochent à Horkheimer et Adorno de sombrer dans un pessimisme paralysant. Jürgen Habermas, héritier de l’École de Francfort, argue que leur critique radicale de la raison invalidate sa propre condition : en assimilant toute raison à l’instrument, ils saperaient les fondements de toute rationalité critique. Des penseurs inspirés par Max Weber, tels que Philip Klöcking, insistent pour intégrer la raison technique dans un cadre moral plus vaste, liant éthique et science . Par ailleurs, certains positivistes soutiennent que la rationalité quantifiable est la condition même du progrès des sciences et de la démocratie – rejetant l’idée que quantifier serait nécessairement réduire. Ces contradicteurs ouvrent un débat : peut‑on concilier les exigences d’efficacité et la tension envers les valeurs humaines, sans sacrifier l’un à l’autre ?
Vers de nouveaux rivages : la résonance contemporaine d’un débat ancestral
Dans le tumulte du XXIᵉ siècle, le débat trouve de nouveaux échos. La philosophe Eva von Redecker, dans son préambule à l’édition 2022 de Dialektik der Aufklärung, affirme que la « rationalité masculine, bourgeoise et occidentale » doit se dépasser en faveur d’une raison mimétique, plus douce et inclusive. Jürgen Habermas propose une réponse normative : la théorie de l’« action communicative » (1981) valorise un usage de la raison fondé sur le dialogue et la compréhension, opposé à son usage instrumental. Plus récemment, les débats autour de l’intelligence artificielle ou du changement climatique mobilisent encore leurs concepts : la critique de la modernité instrumentale éclaire les risques d’un calcul techno‑centré, non subordonné à la justice sociale. Ainsi, la tension entre raison et humanité demeure au cœur des réflexions contemporaines, franchissant les frontières du temps et se déclinant sous de nouveaux visages.