Les archives du silence : quand l’histoire oublie ce qu’elle n’a pas su entendre

L’histoire peut-elle jamais être autre chose qu’un récit partiel, tissé dans les lacunes d’une mémoire humaine sélective et façonnée par les regards du présent ?

Les archives du silence : quand l’histoire oublie ce qu’elle n’a pas su entendre

L’histoire peut-elle jamais être autre chose qu’un récit partiel, tissé dans les lacunes d’une mémoire humaine sélective et façonnée par les regards du présent ?

Il arrive que l’on pénètre dans les bibliothèques comme on entrerait dans un sanctuaire. L’on croit y trouver la totalité du passé, des vérités conservées à l’abri des secousses du temps. Mais Lucien Febvre, dans Combats pour l’histoire, nous rappelle que toute histoire est d’abord un choix. Un choix parmi ce qui a survécu, un choix contraint par ce que les siècles ont bien voulu épargner.

L’historien n’est pas maître du passé. Il hérite d’un matériau lacunaire, souvent érodé par l’oubli, rongé par le feu ou le fanatisme. Les bibliothèques brûlées d’Alexandrie, les manuscrits emportés par les inondations, les écrits effacés par la censure ou l’autodafé… L’histoire humaine s’est écrite à l’encre noire du manque, du trou, de l’absence.

À cette première disparition s’ajoute une seconde : celle du regard. Les témoins eux-mêmes ont choisi ce qu’ils ont voulu voir, ce qu’ils ont jugé digne d’être écrit. Le reste – les murmures, les gestes infimes, les douleurs muettes – a glissé dans l’ombre. Il ne reste à l’historien que les traces de ce qui avait déjà été sélectionné.

Et c’est dans cette pénombre qu’il travaille. Le métier d’historien n’est pas celui d’un gardien du vrai, mais d’un assembleur de fragments, de quelqu’un qui tente de deviner une mosaïque à partir de quelques tesselles brisées. Il ne sait pas toujours ce qu’il cherche, disait Febvre, et il comprend rarement ce qu’il trouve. Il devine, il suppose, il interprète.

Toute production historique est le fruit d’un double oubli : celui des témoins du passé, et celui de l’historien d’aujourd’hui.


Le prisme du présent, ou l’héritage des regards

Mais si l’historien reçoit un legs troué, il n’en est pas pour autant un simple scribe. Il est aussi un homme de son époque, plongé dans les bruits du monde contemporain. Son regard n’est jamais vierge, son jugement n’est jamais neutre. Ce qu’il décide de raconter, ce qu’il juge pertinent, ce qu’il omet ou accentue, tout cela porte l’empreinte de ses convictions, de sa culture, de ses appartenances.

L’histoire, dans sa fabrication, est donc non seulement partielle – du fait des sources limitées – mais aussi partiale, influencée par les idéologies, les sensibilités, les silences collectifs. Ce n’est pas uniquement ce qu’on a oublié qui conditionne l’histoire, mais aussi ce que l’on ne veut pas voir.

Le travail de l’historien est ainsi façonné par un double prisme : celui du passé et celui du présent. D’un côté, ce sont les témoins qui ont choisi d’écrire ce qu’ils ont jugé important ; de l’autre, c’est l’historien qui choisit de transmettre ce qui résonne avec son époque, ou ce qu’il veut corriger, dénoncer, magnifier.

Même lorsqu’il pense se contenter de “relater des faits”, il les sélectionne, les hiérarchise, leur donne sens. L’importance qu’il accorde à tel événement plutôt qu’à tel autre n’est jamais innocente. Car ce qui semble crucial à une époque peut paraître dérisoire à une autre. Ce que l’on croit comprendre d’une époque est filtré par les catégories de pensée que notre siècle a forgées.

Et si l’histoire est un récit, alors il faut accepter qu’il n’est jamais total. Il est une voix parmi d’autres possibles. Une tentative fragile, poignante, de redonner vie à des échos qui nous parviennent depuis les gouffres de la mémoire. Mais derrière chaque manuel, chaque chronologie, chaque synthèse, il faut entendre ce cri silencieux : celui de tous les récits qui n’ont pas eu d’écrivain, de toutes les douleurs qui n’ont pas eu de témoin, de toutes les vérités qui ont disparu sans laisser d’empreinte.

Le cartographe de l’incertain : sur les traces de Lucien Febvre

Né en 1878 à Nancy, Lucien Febvre fut l’un des plus grands rénovateurs de l’écriture historique au XXe siècle. D’abord formé à l’histoire classique et positiviste à l’École Normale Supérieure, il s’en émancipe rapidement, convaincu que le passé ne peut se réduire à une simple chronologie d’événements. Sa rencontre avec Marc Bloch, avec qui il fonde en 1929 la revue Annales d’histoire économique et sociale, marquera un tournant. L’école des Annales plaide pour une “histoire-problème”, une histoire vivante, située au croisement de la géographie, de la psychologie collective, de la littérature et des mentalités. Dans Combats pour l’histoire, Febvre s’attaque frontalement aux illusions de neutralité et à la naïveté du “fait brut”. Pour lui, toute entreprise historique est un acte de reconstruction, de sélection, d’interprétation. L’historien ne peut être qu’un explorateur de ruines, et non un témoin de première main. Le passé, il ne le découvre pas, il le recompose, en tâtonnant, en cherchant dans l’ombre ce qui a été volontairement ou accidentellement perdu.


Quand le passé fait résistance : le soupçon des objectivistes

C’est dans le tumulte intellectuel de l’entre-deux-guerres que cette pensée prend racine. Alors que l’Europe sort exsangue de la Première Guerre mondiale, et que les idéologies s’affrontent, l’histoire devient un champ de bataille mémoriel. Les tenants de l’histoire événementielle, souvent héritiers du positivisme de Ranke, s’accrochent à l’idée d’une vérité accessible, fondée sur des documents “objectifs” et des récits linéaires. Ces historiens voient dans la méthode rigoureuse une garantie contre l’idéologie, et reprochent à Febvre et à l’école des Annales leur subjectivité assumée, leur ouverture aux disciplines voisines, leur tendance à “l’histoire globale” jugée floue. Pour eux, mêler la sensibilité de l’historien à la rigueur des sources, c’est brouiller les repères de la vérité. Mais Febvre leur oppose une vérité plus subtile : celle de l’homme confronté aux silences des archives, à la sélection opérée par les siècles, et à ses propres angles morts. Il ne s’agit pas de renoncer à l’exactitude, mais de reconnaître ses bornes, et d’en faire un levier critique.


Les héritiers du soupçon : mémoire, pouvoir et récits croisés

Depuis Febvre, la question de la partialité de l’histoire n’a cessé de réapparaître sous d’autres formes. Michel Foucault, dans L’archéologie du savoir, pousse encore plus loin le diagnostic : l’histoire est toujours prise dans des rapports de pouvoir, et les discours qui l’écrivent participent eux-mêmes à la production de vérités normatives. Paul Ricoeur, quant à lui, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, explore les tensions entre mémoire vive et histoire écrite, entre subjectivité assumée et devoir critique. Plus récemment, des penseurs postcoloniaux comme Dipesh Chakrabarty ou Achille Mbembe ont rappelé combien l’histoire mondiale avait été construite depuis des centres hégémoniques, invisibilisant des mémoires subalternes. L’historien contemporain ne peut plus ignorer ces fractures : il doit composer avec les récits concurrents, les archives orphelines, les silences d’empires effondrés. Dans cette polyphonie complexe, il ne s’agit plus de chercher une Vérité majuscule, mais d’entendre les échos, même lointains, des voix qui n’avaient jamais eu le droit de parler.

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