Quand le monde se fait verbe

Peut-on encore penser l’être comme chose fixe dans un monde devenu flux, relation et devenir ?

Quand le monde se fait verbe

Peut-on encore penser l’être comme chose fixe dans un monde devenu flux, relation et devenir ?

Il fut un temps où l’univers semblait stable comme un édifice de marbre. Le réel s’imposait avec la solidité rassurante des choses : un arbre, une pierre, une montagne. La métaphysique classique en avait fait son credo : la chose précède l’événement, la substance structure le monde. Mais dans les plis les plus anciens de la pensée, un autre murmure s’élevait, plus discret, plus insaisissable : celui du devenir.

Héraclite, dont les paroles traversent les siècles comme les éclairs une nuit d’orage, affirmait déjà que nul ne se baigne deux fois dans le même fleuve. Ce n’était pas là une simple maxime poétique, mais une ontologie insurrectionnelle. Car si tout change, si tout coule, alors le réel n’est pas chose, mais processus. À travers cette fente ouverte dans la pensée occidentale, d’autres voix se sont engouffrées — celles de Platon lorsqu’il soupçonnait que le sensible n’était que l’ombre mouvante d’un monde intelligible ; d’Aristote, qui malgré ses catégories, entrevoyait dans l’actualisation de la puissance une dynamique fondamentale ; et plus tard, de Leibniz, de James, de Bergson, autant de pèlerins du mouvement et du flux.

Mais ce n’est qu’avec Whitehead, philosophe mathématicien dont l’œuvre Procès et Réalité demeure comme une cathédrale spéculative, que l’idée d’un monde-processus devint l’étoile polaire d’une approche philosophique propre : la philosophie du processus. Elle ne constitue pas un courant à proprement parler, mais une constellation — un mode d’interroger l’être à partir du devenir, de penser l’identité dans le changement, de chercher l’unité non dans la persistance mais dans l’interrelation.

Plutôt que de penser les choses comme fixes et closes, la philosophie processuelle propose de penser les entités comme des processus toujours en interaction, où le changement n’est pas accidentel mais constitutif.

Les secrets mouvants du fleuve

Que veut dire être, si être, c’est changer ? Le fleuve d’Héraclite, si souvent cité et si rarement compris, devient chez Whitehead bien plus qu’une image : il devient paradigme. Dans cette métaphysique du processus, le réel est fait d’événements, non de blocs. Chaque entité, chaque phénomène est un nœud de relations, un entrelacs de dynamiques qui se forment, se transforment, se dissipent. La pierre qui tombe dans l’eau, le poisson qui fend la vague, la barque qui dérive — ce ne sont pas des accidents sur un fond stable, mais les fils mêmes qui tissent le tissu du réel.

La grande audace de cette approche, c’est de renverser l’ontologie classique : là où autrefois l’on classait, fixait, hiérarchisait, on cherche maintenant à comprendre les lois du lien, de l’influence, du devenir. L’identité ne se comprend plus comme ce qui reste quand tout change, mais comme ce qui change en restant. Il ne s’agit plus d’interroger ce qu’est une chose, mais de se demander : que fait-elle ? avec quoi interagit-elle ? dans quel contexte s’actualise-t-elle ?

Chez Whitehead, cette dynamique prend le nom de « préhension » — une notion étrange, presque animale, qui désigne ce moment où une entité, loin de subir le monde, en sélectionne activement les éléments : elle saisit, rejette, intègre. Le monde devient une vaste composition polyphonique où chaque entité participe à l’harmonie ou à la dissonance. L’innovation, dans ce monde, ne vient pas d’un plan extérieur, mais de l’intérieur même des relations, de leur capacité à se recomposer, à s’actualiser autrement.

Les catégories d’Aristote — quantité, qualité, temps — s’effacent au profit de questions ouvertes, fécondes, vivantes : comment ? pourquoi maintenant ? par quelle interaction ? Une manière de penser le monde non comme une encyclopédie figée, mais comme une musique en perpétuelle improvisation.

Le cartographe du devenir

C’est à la croisée des disciplines, entre la rigueur mathématique et les mystères de la métaphysique, qu’Alfred North Whitehead a levé les voiles de sa philosophie du processus. Né en 1861 dans le Kent anglais, d’abord logicien de renom, il collabore avec Bertrand Russell sur les Principia Mathematica, monument de la logique formelle. Mais là où Russell persiste à croire à l’épure logique du monde, Whitehead se détourne du formalisme vers une intuition plus organique de la réalité. Installé aux États-Unis à Harvard dans les années 1920, il publie Science and the Modern World (1925), puis Process and Reality (1929), œuvre-monde au style difficile, presque ésotérique, mais d’une ambition inégalée : reconstruire la métaphysique pour y réintroduire le changement, le sensible, la créativité cosmique. Il y conçoit une ontologie où les entités ne sont plus des substances mais des “occasions actuelles”, des événements-relation. Chaque élément du réel devient un moment de saisie du monde, une “expérience” qui préhende ce qui l’entoure et en fait naître du nouveau. Whitehead hérite d’Héraclite, mais c’est aussi une réponse à la physique relativiste et quantique de son époque : un monde en vibration, sans fixité. Le philosophe anglais donne à ce chaos apparent une grammaire nouvelle, celle du flux.


Entre l’éphémère et l’éternel

La philosophie du processus ne surgit pas dans le silence, mais comme un cri au milieu d’un monde en mutation, hanté par les ruines des certitudes anciennes. Le XIXe siècle s’achève dans le fracas de la mécanique newtonienne que l’on croyait éternelle. Einstein, Bohr, Heisenberg viennent bousculer la stabilité apparente du réel. Pourtant, nombre de philosophes, encore ancrés dans le paradigme classique, résistent. Heidegger, par exemple, tout en s’intéressant au devenir, conserve une attention première à l’être comme ouverture, dévoilement, mais pas nécessairement comme relation dynamique. D’autres, comme Carnap ou Quine, représentants du positivisme logique, rejettent la spéculation métaphysique de Whitehead comme obscure, peu falsifiable, trop poétique. Pour eux, le langage et la logique demeurent les outils légitimes de la pensée. Même Bergson, bien que proche dans l’intuition du flux, insiste davantage sur la durée vécue, sur l’élan vital, et se méfie des constructions systémiques. Face à cela, la philosophie du processus assume son étrangeté : elle ne cherche pas à figer le réel mais à l’accompagner dans sa danse. Et dans cette danse, chaque contradiction est une tension féconde, chaque critique une occasion de réinvention.


Le monde en spirale

Aujourd’hui, l’idée d’un monde-processus ne relève plus de l’hérésie intellectuelle mais s’impose dans une multiplicité de champs. Isabelle Stengers, chimiste et philosophe belge, a redonné souffle à Whitehead en soulignant la pertinence de son approche pour penser l’écologie, les sciences, les crises du vivant. Bruno Latour, dans ses travaux sur les “actants” et la pluralité des mondes, prolonge cette pensée relationnelle, où les objets ne sont pas des données passives mais des agents. En philosophie, les approches orientées vers les ontologies relationnelles — chez Karen Barad avec son “intra-action”, ou chez Donna Haraway avec la pensée cyborg — prolongent cette vision fluide, interconnectée, du réel. Même dans l’intelligence artificielle ou la biologie théorique, on redécouvre les vertus d’une pensée du changement continu, des interactions multiples, de l’émergence. Le fleuve d’Héraclite, loin d’avoir disparu, irrigue encore notre époque, plus que jamais en quête de formes nouvelles pour penser ce qui advient. La philosophie du processus n’est peut-être pas une réponse, mais elle demeure une question ouverte, une invitation à ne jamais refermer la porte sur ce qui tremble, s’ébauche, et recommence.

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