Dans l’ouvrage singulier Zoopolis : une théorie politique des droits des animaux, Sue Donaldson et Will Kymlicka ne se contentent pas de plaider pour une meilleure reconnaissance morale des animaux : ils ambitionnent de leur rendre un statut politique à part entière. Là où d’autres ne voient que des créatures subalternes, ils installent des sujets de droit, des membres à part entière de la communauté politique. Pour y parvenir, ils empruntent au répertoire de la philosophie politique les concepts qui, depuis des siècles, organisent la vie des hommes : citoyenneté, souveraineté, résidence. Une transposition ambitieuse, presque révolutionnaire, qui tente de briser les murs du zoocage symbolique.
À rebours d’une approche purement biologique ou comportementaliste, Donaldson et Kymlicka classent les animaux selon leur proximité relationnelle avec les humains. Ils distinguent trois cercles d’appartenance : les animaux domestiques, vivant avec l’homme et assumant des fonctions sociales partagées ; les animaux sauvages, souverains sur leurs terres, qu’aucune main humaine ne devrait violer ; et les animaux liminaires, habitants des seuils urbains, ni apprivoisés ni tout à fait libres, qui mériteraient selon eux un droit de résidence.
Mais cette cartographie des espèces ne se limite pas à une répartition spatiale. Pour les auteurs, chaque catégorie suppose un ensemble de droits et de devoirs. Les animaux domestiques, dans cette cité interespèces rêvée, seraient les égaux politiques de leurs maîtres, jouissant de la liberté de mouvement, du respect de leur intégrité physique, et assumant symboliquement des responsabilités sociales. Les animaux sauvages, quant à eux, relèveraient d’un principe de non-ingérence, comme les peuples souverains d’un droit international idéalisé. Quant aux liminaires – ces pigeons urbains, ces rats invisibles – ils seraient, sans être citoyens, résidents protégés de la cohabitation moderne.
Par cette construction, Donaldson et Kymlicka cherchent à renverser l’anthropocentrisme : il ne s’agit plus de concevoir les animaux comme de simples objets de compassion, mais comme des acteurs du politique. Toutefois, cette audace conceptuelle n’est pas sans éveiller de vives objections, notamment de la part du philosophe Antoine Grandjean, qui interroge la solidité d’une telle architecture éthique.
L’illusion de l’égalité : quand l’humain parle pour les bêtes
Sous la plume critique de Grandjean, le rêve zoopolitique s’effiloche. Car si Donaldson et Kymlicka affirment vouloir rompre avec l’anthropocentrisme, ne font-ils pas exactement le contraire en projetant des catégories humaines sur le monde animal ? Le cœur de l’argument est là : en leur attribuant des notions comme “citoyenneté”, “personnalité juridique” ou “résidence légale”, ne réduisent-ils pas les animaux à des figures humaines incomplètes, à des miroirs déformés de l’humanité plutôt qu’à des êtres doués d’une altérité radicale ?
L’objection est d’autant plus forte que la structure même du droit repose sur la réciprocité. Les droits, dans la tradition politique occidentale, s’accompagnent de devoirs. Or, comment exiger d’un chat ou d’un sanglier la responsabilité morale de ses actes ? Comment imaginer, même symboliquement, leur comparution devant une instance juridique ? Grandjean souligne que l’animal ne saurait être sujet de l’Habeas corpus, car il n’est pas capable d’une revendication autonome. Sa subjectivité, s’il en possède une, reste dépendante de l’interprétation humaine ; elle ne se manifeste qu’à travers un porte-parole humain, et non par une conscience qui s’autodéfinit.
Il y a là, selon Grandjean, une forme de tutelle masquée, une “emprise bienveillante” qui reproduit la centralité humaine sous une façade d’émancipation. Loin de briser l’anthropocentrisme, Zoopolis en reconduit les fondements sous des habits neufs. L’humain demeure le seul architecte des catégories, le seul apte à penser, nommer, distribuer les droits – et même les devoirs – des autres espèces. Les catégories (domestique, sauvage, liminaire) ne font sens que pour l’humain, non pour l’animal qui, lui, ne se pense ni comme citoyen, ni comme résident, ni comme peuple souverain.
Cette logique débouche sur une contradiction de fond : vouloir reconnaître à l’animal une pleine subjectivité tout en l’inscrivant dans un ordre de sens conçu par l’humain revient à faire de l’émancipation une dépendance. Le projet de Zoopolis, aussi novateur soit-il, semble incapable de s’extraire de la grammaire humaine du politique. Il humanise l’animal sans animaliser la politique.
Aux origines d’un rêve zoopolitique
Will Kymlicka, né en 1962 en Ontario, élève prestigieux d’Oxford où il défend en 1987 une thèse sur l’égalité libérale et la communauté culturelle, s’est d’abord imposé comme un penseur majeur du multiculturalisme . Avec sa compagne académique Sue Donaldson, cofondatrice d’un groupe de justice interspécifique à Queen’s University, ils signent en 2011 Zoopolis , ouvrage salué en 2013 par le prix de la Canadian Philosophical Association. Ce travail audacieux transpose les notions de citoyenneté, de souveraineté et de résidence – forgées dans le creuset des luttes pour les droits des minorités humaines – sur la condition animale. En accordant aux animaux domestiques la qualité de citoyens, aux sauvages la souveraineté territoriale et aux liminaires le droit de résidence, ils tracent une carte politique inédite, tentant ainsi d’inclure les êtres non-humains dans l’espace du politique.
Le tumulte naissant des critiques anthropocentrées
La proposition de Zoopolis déclenche des réserves immédiates et vives. Antoine Grandjean reproche à Kymlicka et Donaldson un glissement vers l’anthropomorphisme : les concepts de citoyenneté et de devoirs imposés aux animaux, selon lui, nient leur altérité plutôt que de la respecter. En projetant sur eux des catégories humaines, les auteurs perpétuent une tutelle juridique déguisée, dans laquelle l’animal reste dépendant du jugement humain . En particulier, l’idée même qu’un animal puisse être sujet de l’Habeas corpus est jugée incohérente : sans conscience juridique et responsabilité de ses actes, la citoyenneté animale est un pur simulacre. Pour Grandjean, l’animal demeure un réceptacle de droits sans agentivité réelle – une subjectivité dérivée, non auto-déterminée.
Des rivages contemporains : vers un cosmopolitisme senti‑animal
Le débat s’est enrichi depuis avec l’apparition d’autres voix. Alasdair Cochrane, intellectuel influential du nouveau tournant politique en éthique animale, développe dès 2013 une alternative appelée “cosmozoopolis”. Il lui oppose l’exigence d’un cosmopolitisme sentianimal, incluant tous les êtres sensibles indépendamment de leur statut (domestique, sauvage, liminaire), et rejette l’idée de droits différenciés selon la catégorie . Dans Sentientist Politics (2018), il esquisse une démocratie inter‑espèces cosmopolite, où tous les vivants seraient représentés – non comme citoyens formels, mais comme sujets de droit portés par des institutions humaines adaptatives . À cette perspective plus inclusive s’ajoutent des approches féministes et éco-philosophiques, qui insistent sur les intersections entre souffrance, pouvoir et domination, mettant en lumière les relations asymétriques entre humains et animaux. Ainsi, le débat actuel ose questionner non seulement les droits conférés, mais aussi la structure même du politique, en réinterrogeant la légitimité des institutions humaines à parler et agir pour autrui.