Il est des voix que le tumulte étouffe, des regards que la lumière artificielle empêche de voir, des êtres que la cité moderne condamne à l’asphyxie intérieure. À ceux-là, Rémy Oudghiri offre une boussole dans son Petit Éloge de la fuite hors du monde, un chant discret et puissant qui résonne comme un appel. D’un chapitre à l’autre, l’auteur ressuscite la mémoire de Pétrarque, de Rousseau, et de tant d’autres marcheurs de l’ombre, ces figures solitaires qui ont préféré la compagnie des arbres à celle des salons, le silence des montagnes à la rumeur des places publiques.
Mais qu’est-ce que fuir ? Ce n’est ni un caprice, ni un effondrement. Fuir, c’est refuser l’imposture, échapper à la mise en scène sociale pour renouer avec le théâtre intérieur. C’est renverser le monde non pas par la révolte, mais par l’éclipse. Ce premier pas, écrit Oudghiri, est un arrachement, une déchirure. Pourtant, il est aussi promesse : celle d’une reconquête. Non pas de terres, de gloires ou d’honneurs, mais d’un soi dépouillé, lucide, libre.
Ceux qui fuient ne cherchent pas à s’effacer, mais à renaître. Ils quittent les sentiers battus non pour se perdre, mais pour mieux se retrouver. Peu importe que leur fuite les mène à l’autre bout du monde ou dans une cabane de fortune au bord d’un lac ; l’essence du geste est la même : rompre avec le convenu, oser l’inconnu. Ce n’est pas la destination qui importe, mais le sens du mouvement. Car au fond, la fuite véritable n’a rien de géographique. Elle est une mue.
La fugue comme réinvention du monde
La fuite est souvent mal aimée. Dans l’imaginaire antique, elle évoquait déjà la lâcheté, la défaite ou la trahison. Aujourd’hui encore, on la confond avec l’abandon. Mais chez Oudghiri, elle devient au contraire une éthique, une posture morale, une conquête silencieuse. Fuir, dit-il, c’est se retirer des faux-semblants pour retrouver l’éclat du réel. C’est s’éloigner des “ombres”, ces figures pétrifiées dans la norme, pour se reconnecter au vivant, à l’authentique, à l’intemporel.
Il ne s’agit pas d’un renoncement, mais d’un dépouillement. Se détacher du confort matériel, des certitudes familières, c’est parfois le seul chemin vers une forme supérieure de lucidité. C’est une purge volontaire des illusions. Une catharsis. Et comme dans les tragédies antiques, cette purification ouvre à une renaissance. On devient capable d’entendre à nouveau les bruissements de la Terre, de regarder sans écran, de sentir sans filtre, d’écrire sans masque.
Ce n’est pas la fuite qui éloigne du monde, mais la conformité aveugle qui nous en retranche. S’extraire de la foule, c’est parfois y revenir plus humain.
La fuite devient alors fugue. Non pas errance, mais envol. Elle permet de se rapprocher des autres, non plus comme des rôles sociaux, mais comme des présences. Elle rend à l’humain sa densité, son opacité, sa noblesse. Dans l’atelier de la solitude, certains redécouvrent la lecture, l’écriture, l’Art. Là, surgissent les figures qui nous accompagnent et nous inspirent. Celles et ceux qui, hier encore, étaient perçus comme marginaux, deviennent des guides. Ils nous apprennent qu’on ne fuit jamais pour fuir, mais toujours pour revenir — chargé d’une lumière nouvelle, d’un regard transfiguré.
Au fond, il ne s’agit pas de fuir le monde. Il s’agit de fuir ce monde — celui de la vitesse, de l’injonction, de la rentabilité — pour réapprendre à le contempler, à l’habiter avec lenteur, avec justesse, avec âme.
Les pas d’un pèlerin de l’ombre
Rémy Oudghiri, sociologue de formation, marcheur de l’intériorité par vocation, appartient à cette lignée discrète d’intellectuels qui préfèrent le murmure à l’invective. Directeur général adjoint de l’institut Sociovision, il a consacré l’essentiel de ses recherches à l’étude des comportements contemporains et des aspirations profondes de nos sociétés. C’est à la lumière de ces explorations que naît son Petit Éloge de la fuite hors du monde (2013), œuvre brève mais incisive, qui s’inscrit dans la collection des « Petits Éloges » chez Gallimard. Ce livre n’est pas une apologie de la marginalité gratuite, mais une enquête intime sur les chemins de traverse empruntés par des penseurs comme Montaigne, Rousseau, ou Thoreau — ces figures tutélaires de l’individualité réconciliée avec la nature. Oudghiri y capte l’esprit d’une époque saturée d’injonctions, et convoque les voix anciennes qui ont osé s’en détourner. Dans cette galerie, chaque portrait devient le reflet d’un combat : celui d’un esprit contre le vacarme. La fuite devient alors un geste de résistance, un acte fondateur autant qu’une désobéissance douce.
Aux confins du vacarme, les voix du soupçon
La pensée de la fuite, telle qu’embrassée par Oudghiri, prend racine dans un contexte de saturation sensorielle et de vacuité existentielle. À l’ère des réseaux permanents et de la performance exigée, le moindre silence paraît suspect, la moindre pause assimilée à une désertion. C’est dans cette ambiance saturée que germe la question : peut-on encore s’échapper pour se retrouver ? Certains y voient un aveu d’échec, une désertion du champ social, voire une posture élitiste. Les détracteurs de cette philosophie évoquent les dangers du repli : le risque de l’égoïsme, de l’indifférence au monde, voire d’un mépris de la communauté. Le philosophe Alain affirmait déjà : « Le devoir est d’être dans la cité, même si elle est mauvaise. » De son côté, Hannah Arendt condamnait l’évasion privée face à la responsabilité publique, craignant que l’isolement ne mène à l’irresponsabilité politique. Entre l’éthique de la présence et le droit à la distance, un clivage profond persiste. À la figure du sage retiré s’oppose celle du citoyen engagé. L’un fuit pour mieux entendre, l’autre reste pour mieux combattre. Ce dilemme ancien se cristallise aujourd’hui dans l’âme inquiète de l’individu postmoderne.
L’éveil des exilés intérieurs
Le débat sur la fuite, loin de s’éteindre, a connu une résurgence singulière à l’heure des crises multiples : écologiques, sociales, psychiques. Des penseurs contemporains comme David Le Breton, anthropologue du retrait, ou Pierre Rabhi, chantre de la sobriété heureuse, prolongent l’intuition oudghirienne. Tous deux plaident pour une réconciliation avec la lenteur, la nature, la frugalité, comme remparts contre l’aliénation. Même dans l’art, des figures comme Patti Smith ou Edward Hopper semblent donner corps à cette solitude choisie, à cette absence pleine. À l’opposé, des philosophes comme Slavoj Žižek ou Judith Butler insistent sur la nécessité d’un engagement dans les structures sociales, rappelant que le retrait peut renforcer les systèmes d’oppression en se désolidarisant des luttes. Mais peut-être que l’enjeu n’est plus de trancher entre l’isolement et l’action, mais de penser une présence autrement : une présence discrète, lucide, poreuse au monde. La fuite n’est plus une fin, mais une étape. Elle s’apparente à ces exils intérieurs qu’évoquait Albert Camus, où l’homme s’éloigne pour revenir autrement, porteur non de slogans, mais de vérité silencieuse.