L’animal qui rêva de maîtriser la foudre

L’animal qui rêva de maîtriser la foudre

L’homme peut-il encore se dire libre dans un monde régi par les lois muettes de la technique ?

Il fut un temps, dans les songes de l’humanité naissante, où l’homme s’imaginait sculpteur de son propre destin, artisan de ses lendemains, maître des outils qu’il avait forgés. Il croyait, avec une candeur tragique, que ses machines seraient des servantes dociles, prolongeant la main, multipliant la pensée, soulageant le labeur. Cette époque est révolue. L’homme n’est plus le sujet. Il est devenu l’objet.

Car voilà que la Technique – non plus l’outil mais la force –, s’est imposée comme un empire autonome, intransigeant, sans visage et sans âme. Jacques Ellul, prophète discret du siècle passé, avait sonné l’alerte : cette puissance ne saurait être ni neutre ni soumise. Elle n’est pas un moyen, mais une logique. Elle n’attend pas d’approbation ; elle s’installe. Et elle façonne, silencieusement mais irréversiblement, nos modes de vie, nos structures sociales, nos façons de penser – voire de ne plus penser.

À quoi bon, dès lors, s’épuiser à dénoncer les turpitudes du capitalisme, à en disséquer les abus ou les excès ? Ce système n’est plus que la surface visible d’un courant bien plus profond. Le politique n’est qu’un théâtre d’ombres ; la véritable trame du monde se tisse ailleurs, dans les laboratoires, les usines automatisées, les algorithmes opaques. L’homme a confié ses rênes à la machine – et il s’étonne de n’être plus conducteur.


Les forges du destin et la mémoire oubliée du geste

Historiquement, la technique fut d’abord un prolongement du geste. Elle était la main du potier, la lame du forgeron, la mélodie de l’artisan. Elle appartenait à l’humain. Mais à l’aube des Lumières, elle changea de camp. Quand elle s’unit à la science au XVIIIe siècle, elle cessa d’être un art ; elle devint un système. Et ce système, peu à peu, acquit une autonomie que nul ne put enrayer.

La Première Guerre mondiale en fut la révélation sinistre : l’homme, la machine, la science – mobilisés, fusionnés, rendus interchangeables. Ellul nommera cela « le phénomène technique » : ce moment où l’efficacité supplante toute autre considération – politique, éthique, spirituelle. Ce moment où l’on cesse de se demander si l’on doit faire, et où l’on se contente de constater que l’on peut faire – et que, dès lors, on fera.

L’homme peut-il encore se dire libre dans un monde régi par les lois muettes de la technique ?

Et la politique ? Elle tente encore, comme un souverain déchu, de poser des balises, de ralentir l’inexorable. Mais ses mots sonnent creux. Liberté, égalité, justice : que valent-elles face à l’impératif d’innovation, à la promesse d’optimisation, à la dictature du chiffre ? Le progrès technique ne se gouverne pas. Il s’impose. Il se reproduit. Il s’accélère.

La technique n’est plus un prolongement du corps, mais un système inhumain, froid et mathématique. L’Homo Faber, l’homme façonnant le monde, s’est métamorphosé en Homo Obsoletus – incapable de survivre sans ses artefacts, sans ses prothèses numériques, sans ses machines pensantes. Ce n’est plus le travail qui le définit – Kant doit être révisé. Ce n’est plus la parole politique – Aristote doit être dépassé. L’homme devient l’animal de la technique, l’hôte maladroit d’un monde qu’il a lui-même enfanté.

Mauss voyait dans les techniques une tradition, un héritage humain. Ellul y voit un renversement : les valeurs ne président plus à la création technique, elles lui cèdent. L’artisanat, ce lieu du singulier, s’efface devant la standardisation. L’éthique devient superflue : une technique possible est une technique adoptée. L’invention précède la réflexion. Le fait précède le sens.

Dans ce monde privé de transcendance, l’homme, qui ne croit plus au ciel, a placé son espoir dans les câbles et les processeurs. Il a troqué le sacré contre l’efficacité. Nietzsche avait annoncé la mort de Dieu et la montée du nihilisme ; Ellul, lui, voit dans la technique la nouvelle divinité, rigoureuse, implacable, silencieuse. Ce n’est plus une foi. C’est un impératif.

Jacques Ellul, prophète dans l’ombre des machines

C’est dans les lendemains troublés de la Seconde Guerre mondiale, dans cette Europe à la fois meurtrie et fascinée par son propre génie destructeur, que naît la pensée de Jacques Ellul. Juriste de formation, historien du droit, sociologue par conviction, Ellul n’est pas un penseur de l’abstraction : il scrute son siècle avec la rigueur d’un analyste et la ferveur d’un homme hanté. Issu d’une génération confrontée à l’alliance monstrueuse de la science et de la guerre, il pressent très tôt que l’ennemi de demain ne sera pas un homme ou une nation, mais un système sans visage : la Technique. Son œuvre, immense et radicale, s’articule autour de La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), prolongée par Le Système technicien (1977) et Le Bluff technologique (1988), dans lesquels il développe l’idée du phénomène technique – une logique d’autonomisation et d’irréversibilité. Pour Ellul, la technique n’est pas un simple instrument : elle est un vecteur civilisationnel, une force qui transforme l’homme autant qu’elle transforme la matière. Ce n’est pas un choix ; c’est un destin. Et ce destin, selon lui, ne sera pas gouverné par l’éthique ou la politique, mais par l’impératif de l’efficacité.


Entre promesse de libération et mécanique de l’asservissement

La question philosophique que soulève Ellul – l’homme est-il encore libre à l’ère de la toute-puissance technique ? – n’émerge pas dans le vide. Elle naît au cœur d’un siècle marqué par l’essor fulgurant des technologies de production, des communications, et bientôt, de l’informatique. À une époque où l’humanité célèbre ses conquêtes – du cœur humain à la Lune – Ellul choisit de douter là où d’autres s’extasient. Il s’oppose à une vision dominante, incarnée notamment par des penseurs comme Norbert Wiener, père de la cybernétique, qui voit dans l’automatisation une possibilité d’émancipation. Pour Wiener et les ingénieurs de la modernité, la technique est un outil neutre, un levier entre les mains de l’homme éclairé. D’autres, comme Raymond Aron, plus modérés, admettent les dérives possibles mais persistent à croire que l’homme peut orienter le progrès. Ellul, lui, refuse cette foi : ce n’est pas une question de bonne volonté, mais de structure. Dès lors qu’une technique est possible, elle sera développée, indépendamment de toute considération morale. Le débat s’enracine dans une opposition fondamentale : d’un côté, les technophiles qui voient dans la technique une promesse de maîtrise accrue sur le monde ; de l’autre, Ellul et ses pairs critiques – comme Ivan Illich – qui dénoncent une dépossession progressive, une aliénation masquée sous les habits du confort.


De l’homme programmable à l’homme augmenté : le débat à l’épreuve du XXIe siècle

Mais qu’en est-il aujourd’hui, dans un monde où l’intelligence artificielle simule nos désirs avant même qu’on les formule, où l’algorithme devance la pensée ? Le débat posé par Ellul n’a pas disparu ; il s’est métamorphosé. Des penseurs contemporains, tels que Shoshana Zuboff avec L’Âge du capitalisme de surveillance, prolongent sa mise en garde en dénonçant une nouvelle forme d’asservissement, non plus par la machine-outil mais par la donnée. Bernard Stiegler, autre héritier lucide, parle d’une « pharmacologie de la technique » : à la fois poison et remède, la technologie façonne notre esprit autant qu’elle le menace. D’un autre bord, les transhumanistes – comme Ray Kurzweil ou Nick Bostrom – affirment au contraire que l’homme doit embrasser sa fusion avec la machine, la dépasser, s’augmenter, atteindre une post-humanité. Le philosophe italien Luciano Floridi, quant à lui, propose de penser l’homme comme un « animal inforg », évoluant dans un nouvel environnement fait d’informations, d’interfaces, et d’identités numériques. Ainsi, la question posée par Ellul demeure brûlante : non plus seulement « la technique est-elle neutre ? », mais « qui, aujourd’hui, définit ce que l’homme est en train de devenir ? ». La réponse, comme l’homme lui-même, semble de plus en plus floue.

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