Au cœur d’un siècle régi par les dogmes du patriarcat, dans un monde où les voix féminines étaient tues avant même d’avoir prononcé un mot, s’élève la plume d’une femme dont le verbe tranche plus que l’épée : Marie de Gournay. Fille spirituelle de Montaigne, elle vit dans une société où la femme n’est pas tant méprisée qu’invisibilisée, enfermée dans la sphère domestique comme dans un écrin muet, privée d’instruction comme on prive une fleur de lumière. Le XVIIᵉ siècle ignore que derrière chaque rideau tiré, chaque corset ajusté, chaque regard baissé, se cache une intelligence égale, ardente, brimée.
Mais De Gournay n’accepte pas le silence comme destin. Dans Égalité des hommes et des femmes (1622), elle rompt les chaînes mentales qui veulent confiner la femme à une nature inférieure. Elle proclame une vérité dérangeante pour son époque : si les femmes paraissent moins instruites, c’est qu’on leur a refusé les clefs du savoir. L’intelligence n’est pas l’apanage d’un sexe. Elle n’a ni barbe, ni jupon. Ce n’est pas l’âme des femmes qui est moindre, mais la lumière qui leur est donnée qui est pâle.
En se dressant contre les trois piliers d’une misogynie enracinée, elle ne se contente pas de s’indigner : elle démonte, argumente, et fait résonner les contre-preuves comme les cloches d’un réveil.
Le premier pilier chancelle sous la plume de l’autrice : on prétend que les femmes sont naturellement moins raisonnables. Alors elle cite Théano, femme de Pythagore, qui lisait la philosophie avec autant de sagacité que son illustre époux. Elle invoque les figures féminines dont l’érudition n’a rien à envier aux hommes – quand, bien sûr, elles appartiennent à la haute société et peuvent accéder à l’enseignement. Le défaut n’est donc pas d’essence, mais de circonstance : c’est l’accès à l’instruction, réservé à une élite et aux hommes, qui sculpte cette illusion d’infériorité.
Le miroir brisé de la vérité masculine
Le deuxième argument, tout aussi friable, suggère que les femmes intelligentes ne seraient que des exceptions isolées, des accidents heureux que l’on ne saurait généraliser. Mais De Gournay retourne le miroir vers les hommes eux-mêmes : qui donc peut affirmer que tous les hommes sont sages ? Les écrivains et savants sont rares, même parmi eux. S’ils osent condamner la totalité des femmes en se fondant sur une minorité, ne devraient-ils pas appliquer la même rigueur à leur propre sexe ? Par ce renversement, elle révèle l’absurdité d’un raisonnement basé sur une généralisation unilatérale.
Dans Grief des dames (1626), elle s’exclame avec une audace lumineuse : « Ils sont assez punis de montrer leur bêtise inconsidérée, condamnant le particulier par le général. » Les prétendues exceptions féminines ne sont pas des miracles, mais des témoins : elles prouvent ce que la société cache, que le potentiel intellectuel n’est jamais né dans un sexe, mais semé dans l’esprit.
L’infériorité supposée des femmes n’est pas une réalité naturelle, mais le fruit d’une instruction dérobée par les siècles.
Vient enfin le plus redoutable des arguments : celui que la théologie brandit avec ferveur. Selon une interprétation biblique biaisée, la femme serait née d’une côte, donc secondaire, donc inférieure. Mais là encore, De Gournay affûte son esprit. Elle mobilise la pensée des moralistes qui, déjà, dénoncent la prétention de l’homme à fonder des vérités métaphysiques sur des illusions morales. Si l’homme veut se croire supérieur parce qu’il en a besoin, c’est qu’il doute en silence de sa propre grandeur. Ce récit d’infériorité n’est pas une vérité divine, mais un mythe masculin, tissé pour rassurer l’ego.
C’est alors que le propos de De Gournay transcende son siècle. Elle ne plaide pas seulement pour l’égalité ; elle dévoile les failles d’une société qui camoufle la domination sous les oripeaux de la nature. Elle devine, avant tant d’autres, que la vérité du monde est bien souvent celle des dominants – et que briser le récit, c’est faire naître une autre lumière. Une lumière que d’autres femmes reprendront, siècle après siècle, jusqu’à ce que l’obscurité cesse d’être confondue avec le destin.
Le cabinet obscur d’une plume affranchie
Marie de Gournay, née en 1565 dans une France encore engoncée dans ses dogmes religieux et ses hiérarchies de genre, s’éveille très tôt à l’appel du savoir. Fille illégitime d’un conseiller au Parlement de Picardie, elle reçoit une éducation modeste, mais développe seule, dans l’ombre de la bibliothèque familiale, une érudition remarquable. Lorsqu’elle découvre les Essais de Montaigne à l’adolescence, c’est une révélation. Elle le rencontre des années plus tard, devient sa « fille d’alliance », et hérite de sa confiance intellectuelle autant que de son amitié. Après la mort du philosophe, elle veille à l’édition posthume de ses œuvres. Pourtant, ce n’est pas dans le sillage de Montaigne qu’elle se perd, mais dans son propre combat qu’elle se forge. Son œuvre la plus audacieuse, Égalité des hommes et des femmes (1622), précède Grief des dames (1626), et s’inscrit dans un siècle où le mot « féministe » n’existe pas encore, mais où le besoin de justice résonne déjà dans certaines âmes éveillées. Elle y critique non seulement la société de son temps, mais aussi l’usage biaisé de la religion et de la philosophie pour justifier l’inégalité. Gournay écrit depuis l’ombre, depuis l’exclusion, et c’est de là que jaillit la force de sa lumière.
La fabrique des inégalités et l’écho des voix contraires
C’est dans une époque marquée par la scolastique finissante et la domination ecclésiastique que la pensée de De Gournay fait figure de dissidence. Le XVIIᵉ siècle est celui des certitudes théologiques, des institutions masculines, et des savoirs enfermés dans des cercles fermés. Dans ce monde où les femmes n’ont ni chaire, ni chaire à enseigner, leurs esprits sont jugés à l’aune d’une absence que les hommes ont eux-mêmes organisée. Les philosophes rationalistes, y compris Descartes à ses débuts, ne remettent guère en question cette division des rôles. Les détracteurs de De Gournay s’appuient alors sur trois fondements pour invalider sa pensée : une prétendue infériorité naturelle de la femme, sa rareté parmi les savants, et sa création subalterne selon la Genèse. Chacun de ces arguments est un pilier dans l’architecture d’un imaginaire masculin qui se veut rassurant. Face à elle, on brandit les noms d’Aristote, qui considérait la femme comme « mâle manqué », ou encore de saint Paul, pour qui la femme devait se taire dans l’assemblée. Mais De Gournay ne fuit pas le combat. Elle y répond avec des faits, des contre-exemples, et une pensée critique qui inverse les regards. Elle montre que ce qui semble « naturel » n’est que le fruit d’un conditionnement social, et que les certitudes ne sont parfois que des habitudes figées.
Du murmure ancien aux clameurs contemporaines
Depuis la flamme vacillante de Marie de Gournay, le débat a parcouru bien des sentiers, parfois sinueux, parfois glorieux. Au tournant des Lumières, des voix comme celle de Mary Wollstonecraft, avec A Vindication of the Rights of Woman (1792), reprennent ce flambeau en l’arrachant aux ténèbres. Plus tard, au XXᵉ siècle, Simone de Beauvoir écrira dans Le Deuxième Sexe (1949) que « l’on ne naît pas femme, on le devient », prolongeant ainsi, avec une radicalité nouvelle, l’intuition gournayenne selon laquelle l’infériorité n’est pas innée, mais imposée. Des penseurs contemporains comme Geneviève Fraisse explorent l’histoire des inégalités comme une construction politique et intellectuelle. Le débat se déplace aussi dans les sciences cognitives, où des chercheuses comme Cordelia Fine ou Lise Eliot déconstruisent les mythes d’un cerveau féminin différent du cerveau masculin. Même aujourd’hui, dans un monde qui se dit éclairé, la question revient sans cesse, preuve qu’aucune égalité n’est définitivement acquise. Le combat de Marie de Gournay, longtemps considéré comme marginal, s’avère avoir été prophétique. Il traverse les siècles comme une question lancinante : quand donc cessera-t-on de confondre les chaînes imposées avec la nature des êtres ?