Les malades de la guérison

Les malades de la guérison

Jusqu’où peut aller une médecine qui prétend soigner tout, sauf la condition humaine elle-même ?

Il fut un temps où l’on priait pour vivre. Désormais, on consomme pour ne pas mourir. La médecine moderne, parée de ses blouses blanches et de ses statistiques triomphantes, trône au sommet du panthéon technocratique. Elle allonge les vies, soulage les douleurs, repousse la mort de quelques années, parfois de quelques jours. Et pourtant, derrière l’éclat des chiffres et la fierté des bilans, une dissonance sourde gronde : celle d’une société qui, à force de se soigner, oublie qu’elle est vivante.

Ivan Illich, penseur hérétique aux yeux des rationalistes, prophète pour les insoumis du progrès, n’a eu de cesse de dénoncer l’enfermement que produit la modernité technicienne. Dans Némésis médicale, il attaque de front l’illusion médicale, cette foi aveugle dans l’institution hospitalière devenue temple, dans la science devenue religion, dans le soin devenu commerce. Pour lui, la médecine ne soigne plus seulement les corps : elle façonne les consciences, restructure les modes de vie, et au nom de la santé, impose sa propre définition de la normalité.

C’est là qu’intervient le concept central de son réquisitoire : l’iatrogenèse, terme clinique désignant les troubles provoqués par les soins eux-mêmes, que le penseur élargit aux dimensions sociale et culturelle. Il ne s’agit plus seulement d’un médicament mal dosé ou d’une opération ratée. Il s’agit d’un monde où l’on a remis sa vitalité, son autonomie, son humanité entre les mains d’un système industriel qui prétend nous libérer alors qu’il nous enchaîne. L’école nous désinstruit, les transports nous ralentissent, et la santé… nous rend malades.

Lorsque les remèdes deviennent plus nocifs que les maux, la société perd non seulement sa santé, mais aussi sa sagesse.

L’oubli de la douleur et le deuil de soi

La plus insidieuse des iatrogénèses, écrit Illich, est celle qui ne laisse pas de traces visibles : l’iatrogenèse culturelle. Elle est la perte lente, silencieuse, mais irréversible, des gestes millénaires par lesquels l’homme affrontait la douleur, accompagnait ses proches dans la maladie, acceptait la mort comme une sœur de vie. À force de vouloir tout expliquer, tout prévenir, tout guérir, notre civilisation a oublié ce que c’est que de souffrir avec dignité, et de mourir avec sens.

Le paysan d’antan, dit Illich, gérait ses douleurs avec ses mains, sa mémoire, et ses coutumes. Le citoyen moderne, lui, est invité à céder sa peur à un professionnel, sa peine à un protocole, et son corps à une machine. L’expertise, en se substituant à l’expérience, a dépossédé l’individu de son rôle premier : celui d’exister. La médecine est devenue industrie, et l’hôpital, une chaîne de montage de patients standardisés, conduits vers une “bonne mort” conforme aux critères internationaux.

Derrière ce simulacre d’humanisme, Illich démasque un objectif bien moins noble : la fidélisation des consommateurs. Ce que l’on appelait jadis “le soin” devient une “prestation”, un “service”, un produit de marché. L’acte médical, autrefois intime et sacré, se soumet aux lois de la rentabilité, et chaque citoyen devient une variable de gestion sanitaire. Le malade est invité non pas à guérir, mais à revenir. Encore. Et encore.

Illich ne rejette pas les soins vitaux ni les avancées chirurgicales qui sauvent des vies. Mais il plaide pour une sobriété médicale, une décélération des réflexes de prescription, une redécouverte de la lenteur et de l’écoute. Il appelle à une reprise en main de la santé par les individus eux-mêmes, hors des emprises de l’expertocratie. Il s’insurge contre le mythe du progrès comme solution unique à tous les maux humains, et invite à repenser notre rapport au corps, à la douleur, à la mort — non comme des anomalies à éliminer, mais comme des composantes essentielles de ce que signifie être homme.

L’ermite de Cuernavaca et les sortilèges de la modernité

C’est dans le tumulte du XXe siècle, siècle de guerres totales et de révolutions silencieuses, qu’Ivan Illich forgea ses armes intellectuelles. Né en 1926 à Vienne d’un père croate et d’une mère juive allemande, Illich fut à la croisée des cultures et des croyances. Polyglotte, théologien de formation, historien par passion et dissident par vocation, il refusa très tôt les sentiers balisés. Installé au Mexique dans la petite ville de Cuernavaca, il fonda le Centre interculturel de documentation (CIDOC), qui devint un havre pour ceux qui, comme lui, doutaient des promesses du progrès occidental. Illich ne fut jamais un penseur universitaire ; il fut un penseur vagabond, un veilleur à contre-courant. Ses ouvrages — Une société sans école (1971), La convivialité (1973), et Némésis médicale (1975) — sont autant de pierres jetées dans le fleuve tranquille de la modernité triomphante. Il y développe l’idée que les institutions technocratiques, sous couvert d’émanciper, aliènent ; que l’école désapprend, que la technique asservit, que la médecine rend malade. Sa plume, à la fois érudite et prophétique, s’attaque à cette “croissance sans limites” qui nie les équilibres du vivant et ruine la sagesse des peuples.

Le culte de la performance face aux voies de la décence

C’est dans le fracas des hôpitaux débordés et des corps médicalisés que la question d’Illich prend racine : peut-on encore être libre dans une société qui nous soigne jusqu’à nous soumettre ? Cette interrogation, surgie au cœur de la société industrielle, s’oppose de front aux grandes idéologies du progrès. Les défenseurs de la médecine moderne, qu’ils soient praticiens, bioéthiciens ou économistes de la santé, rappellent les victoires spectaculaires du système médical : l’éradication de la variole, l’allongement de l’espérance de vie, la réduction des douleurs grâce aux progrès de la pharmacopée. Ils accusent Illich de romantiser un passé où la mort frappait jeune et souvent. Pour eux, l’individu n’a jamais été aussi libre que dans un monde où il peut choisir ses traitements, ses médecins, voire son moment de mourir. Le philosophe Paul Ricoeur, dans ses réflexions sur l’éthique du soin, oppose à Illich une vision plus nuancée : le soin peut être aliénant, mais il peut aussi être relation, réciprocité, attention. De son côté, Jürgen Habermas, en interrogeant la technocratie, reconnaît les dérives systémiques sans pour autant rejeter les institutions : il appelle à une rationalité communicationnelle, et non à leur abandon pur et simple. Face à Illich, le monde médical se défend : il ne veut pas dominer, dit-il, seulement réparer.

Des corps réappropriés aux résistances douces d’aujourd’hui

Mais depuis Illich, le débat a bifurqué. Le XXIe siècle, miné par les crises sanitaires mondiales, les scandales pharmaceutiques, et les mutations biopolitiques, redonne à ses thèses un étrange goût de prophétie. Des penseurs contemporains, comme Barbara Stiegler, prolongent sa critique dans une veine biopolitique : “Il faut s’adapter”, dit-elle en citant le mantra de nos gouvernants, révélant combien les logiques médicales participent à une nouvelle normativité du vivant. D’autres, comme le sociologue Didier Fassin, interrogent les inégalités dans l’accès aux soins, et la manière dont la médecine devient un outil de gestion des corps précaires. Loin de rejeter en bloc la technique, ces penseurs explorent des voies plus subtiles, où il s’agit non d’abandonner les institutions, mais de les décoloniser. Les mouvements de santé communautaire, la montée des médecines alternatives, ou encore les réflexions sur le care (Joan Tronto, Carol Gilligan) redessinent les contours d’un soin non marchandisé, non technocratique, plus horizontal. Illich a ouvert une brèche ; d’autres s’y engouffrent. Non pour restaurer un passé idéalisé, mais pour rêver une autre modernité : conviviale, lente, humaine.

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