Dans le frémissement d’une époque hantée par ses propres naufrages, Emmanuel Levinas, dans Totalité et Infini, essai sur l’extériorité (1961), s’avance tel un guetteur posté sur le seuil du Même et de l’Autre. Inspiré des intuitions cartésiennes, il tente une traversée : celle qui lie la métaphysique, art de l’au-delà de l’être, à l’éthique, exigence terrestre et immédiate. Il pose une thèse aussi lumineuse que vertigineuse : Autrui est absolu, irréductible, hors d’atteinte du Moi. Cette radicale extériorité jaillit d’une source plus grande encore : l’Infini, qui inscrit en chaque visage une transcendance inviolable. Face à cette altérité insaisissable, la logique coutumière du Même, cette habitude de façonner le monde à la mesure de nos mains avides, vacille.
La transcendance d’Autrui résiste à toute tentative du Moi de l’absorber ou de l’annuler.
Dès lors, la rencontre d’Autrui n’est pas un événement anodin : elle fracture la liberté souveraine du Moi, la contraint, la suspend. Ce heurt, cette mise en échec du pouvoir totalisant, fait naître une éthique nouvelle, celle d’une responsabilité inconditionnelle envers l’infini de l’Autre. Non plus un monde peuplé de choses à saisir, mais un monde constellé de visages qu’il faut accueillir sans les trahir.
L’errance du Même : Le piège de l’appropriation
Au commencement du parcours lévinassien se trouve le Moi, cet être à la fois fuyant et central, capable de se dire, de se penser, de se construire par ses propres représentations. Le Moi, pour Levinas, n’existe que par ce processus d’appropriation silencieuse du monde : la « manière du Même ». Cette manière est moins une attitude qu’une pulsation profonde, une marche naturelle qui pousse l’homme à intégrer les attributs extérieurs, à effacer la résistance des choses pour affermir sa propre souveraineté.
La « manière du Même » est le grand vent d’orgueil qui porte la subjectivité occidentale depuis l’aube des temps philosophiques. À travers elle, le Moi déploie un pouvoir sans limite, évoluant dans un monde d’objets rendus dociles, ouverts à sa main, soumis à sa volonté. Mais une brèche s’ouvre, irréductible : Autrui. Autrui, pour Levinas, n’est pas un simple autre Moi, ni une chose nouvelle à intégrer dans l’horizon du Même. Il est tout autre, absolument autre. Aucun pouvoir ne saurait le réduire, aucune main ne saurait le saisir. Comme le souffle Levinas, « l’absolument Autre, c’est Autrui […] sur lui je ne peux pouvoir ».
Par cette insistance, Levinas dresse une critique aiguë de toute la tradition occidentale, de Platon jusqu’aux décombres des Temps modernes. Depuis l’antique quête de la vérité, l’homme, pour produire de la connaissance, aurait absorbé l’extérieur, convertissant l’altérité en familiarité, piétinant ce qui ne pouvait être maîtrisé. Cette dynamique d’annexion et de réduction, Levinas la nomme « Totalité » : un mot qui, sous sa neutralité apparente, recèle la violence des conquêtes et des exterminations.
Le XXᵉ siècle, avec ses charniers béants et ses camps d’ombre, offre à cette analyse sa plus cruelle illustration. La Shoah, dit Levinas, incarne cette volonté meurtrière d’anéantir toute altérité, d’effacer l’irréductible différence d’Autrui pour forger une humanité homogène, fermée sur elle-même. La guerre, le génocide, ne sont plus seulement des catastrophes politiques : ils sont l’aboutissement logique d’une métaphysique du Même, d’un refus ancestral de l’infini gravé dans le visage d’Autrui.
Le murmure de l’Infini : Une éthique née de la défaite du Moi
Pour fonder cette résistance de l’altérité, Levinas convoque Descartes et sa méditation sur l’Infini. Selon Descartes, l’idée d’Infini dépasse les limites de la pensée humaine, marquant par sa seule présence l’existence d’une transcendance radicale. L’homme peut concevoir l’idée d’Infini, mais jamais la contenir ; il la reçoit comme une blessure de grandeur impossible à refermer.
Levinas reprend ce fil précieux et l’attache à Autrui : l’extériorité d’Autrui trouve sa source dans l’Infini. Autrui est porteur de cet Infini, il en est l’empreinte vivante. Autrui n’est pas simplement différent : il est au-delà, dans une transcendance qui défie toute capture. Autrui est Infini, affirme Levinas, « l’infini est le propre d’un être transcendant en tant que transcendant, l’infini est l’absolument autre ».
Par cette reconnaissance, Levinas propose une révolution silencieuse. La rencontre avec Autrui, loin d’être une fusion ou une prise, est une épreuve : le Moi est suspendu, convoqué à une responsabilité inaliénable. La liberté du Moi n’est plus ce vaste empire sans bornes : elle est tempérée, entravée, éthique.
La nouvelle éthique lévinassienne ne procède ni de la loi, ni du contrat social, ni même d’une bienveillance naturelle. Elle naît d’une stupeur métaphysique : celle d’avoir à répondre de l’Infini qui m’arrache à moi-même. Dans ce face-à-face, ce tête-à-tête où le pouvoir du Même se dissout, une brèche s’ouvre — non pour conquérir, mais pour accueillir, avec tremblement.
Sous les cendres de l’Europe, naquit un autre regard
Emmanuel Levinas, né en 1906 à Kaunas, alors province de l’Empire russe, fut façonné dès l’enfance par les soubresauts tragiques d’un continent déchiré. Après des études de philosophie en Lituanie, en Allemagne auprès de Husserl et Heidegger, il s’établit en France et embrassa la nationalité française. Marqué par la phénoménologie allemande mais aussi par l’horreur de la Seconde Guerre mondiale — il fut prisonnier de guerre, sa famille assassinée par les nazis —, Levinas élabora une pensée en rupture profonde avec la tradition philosophique occidentale. En 1961, dans Totalité et Infini, il propose une radicale refondation : mettre l’éthique avant l’ontologie, l’Autre avant le Même. À travers ce livre majeur, il entend restaurer la dignité du visage humain face aux ravages du réductionnisme métaphysique. Cette œuvre s’inscrit dans une trajectoire qui se poursuivra avec Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974), où Levinas approfondira son intuition initiale : l’homme n’est pleinement humain que dans la responsabilité infinie envers Autrui.
La querelle des regards : Assimiler ou respecter l’altérité ?
La réflexion de Levinas naît dans un contexte de remise en question de l’héritage rationaliste occidental, après les dévastations causées par les idéologies totalitaires. L’optimisme des Lumières, la croyance en la raison comme voie d’émancipation universelle, vacille sous les coups des génocides et des guerres. Pourtant, la thèse lévinassienne rencontre des contradicteurs puissants. Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant (1943), envisage Autrui principalement comme une menace pour ma liberté, par le regard qui m’objective et me fige. Heidegger, maître indirect de Levinas, conçoit l’Autre à l’intérieur d’un « être-avec » ontologique, niant la radicale extériorité qu’affirme Levinas. Même Derrida, lecteur admiratif mais critique, dans Violence et Métaphysique (1964), interroge la possibilité d’une relation absolument non-violente avec Autrui : toute rencontre, tout langage même, comporterait déjà une part d’appropriation. Ces objections n’annulent pas la portée de Levinas, mais soulignent la tension irréductible entre l’appel éthique à l’Autre et les nécessités de la communication, du savoir et de la vie en commun.
À l’ombre des visages d’aujourd’hui : Héritiers et dissidents
Le débat ouvert par Levinas ne s’est pas clos avec sa génération ; il irrigue encore les pensées contemporaines sur la subjectivité, l’éthique et l’altérité. Judith Butler, dans La Vie psychique du pouvoir (1997) et Défaire le genre (2004), prolonge Levinas en affirmant que notre vulnérabilité face à Autrui constitue le fondement même de notre existence sociale et politique. De son côté, Alain Badiou s’oppose frontalement à la conception lévinassienne : dans Éthique : Essai sur la conscience du Mal (1993), il critique l’idée d’une éthique fondée sur l’Autre, y voyant un affaiblissement de l’universalisme au profit d’un moralisme impuissant. Dans une autre veine, Enrique Dussel, philosophe de la libération, s’inspire de Levinas pour penser l’Autre non pas seulement dans l’abstraction éthique, mais dans la réalité concrète des opprimés d’Amérique Latine. En ce début de XXIᵉ siècle, face aux défis migratoires, identitaires et écologiques, le dialogue entre ces perspectives multiples prouve que la question lévinassienne — comment accueillir ce qui m’échappe ? — demeure l’une des interrogations les plus brûlantes de notre temps.